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De Ce Fugi de Țigan, Române? - Panseluța Feraru
De Ce Fugi de Țigan, Române? - - Panseluța Feraru

« Pourquoi fuis-tu le Rom, Roumain ? » de Panseluța Feraru

Ce texte de Ioanida Costache est paru en novembre-décembre 2021 dans le numéro 38 de The Funambulist : « Music and the Revolution ». #AuxSons l’a traduit en français et publié dans le cadre d’un partenariat média. 

En sourdine. Réduite au silence. Distordue. Non racontée. Inscrite dans les voix et les corps des musiciens roumains, l’histoire de la souffrance des Roms (esclavage, génocide et abjection) devient audible, racontable, partagée et reconnue. La musique laăutarească, un genre de musique rom du Sud de la Roumanie, rend possible l’écoute de leurs histoires étouffées. Bien que les traumatismes soient rarement nommés explicitement dans la lăutarească, leurs résidus sont imprégnés dans les expressions sonores affectives et mélancoliques des musiciens roms.

En 2000, Panseluța Feraru, l’une des cinq chanteuses roumaines qui ont inscrit la joie et la souffrance des Roms sur le shellac, le vinyle, la bande magnétique et même les CD, a enregistré une chanson, sur le label français Long Distance, intitulée De Ce Fugi de Țigan, Române ? (Pourquoi fuis-tu le Rom, Roumain ?). La chanson est une lăutărească manea, ou ce que les lăutari de la période socialiste appelaient une turcească, rendant hommage aux racines turques du rythme sous-jacent du style.

 

Dans le premier couplet de cette chanson, Panseluța demande à ses auditeurs de réfléchir à la racialisation et à la discrimination des peuples roms :

Pourquoi fuis-tu le Rom, Roumain ?

Il est humain comme toi.

Même si son visage est plus noir, dans son cœur aussi bat une vie.

 

Cette chanson illustre parfaitement la manière dont la majorité roumaine trace des frontières entre soi et l’autre, entre « nous » et « eux ». Dans cette chanson, interprétée dix ans après la révolution de 1989, Panseluța affronte directement la xénophobie de la société roumaine d’une manière que la musique lăutarească de l’ère socialiste ne pouvait tout simplement pas faire. Panseluța ne se contente pas de dénoncer la xénophobie, mais met en évidence le colorisme - le visage « plus noir » des Roms - qui entre en jeu dans ce refus des Roms.

Le rythme de danse de cette manea est teinté d’une mélancolie douce-amère. Chaque phrase mélodique du couplet trace une spirale descendante qui confère à la chanson un ton d’exaspération et de lassitude - la fatigue d’être l’éternel « Autre ». Les harmonies complexes de la mélodie vocale et des interludes instrumentaux à l’accordéon sont marquées par leur complexité et leur chromatisme dense, caractéristiques de la pratique d’interprétation romani. Le motif rythmique čiftetelli de la manea constitue un arrière-plan sur lequel Panseluta a la possibilité d’effectuer des vocalisations émotives dans le chœur de la chanson, qui ne comporte pas de texte. Ces vocalisations arpégées sont typiques du chant romani. Tous les éléments de la chanson - du style manea au sujet, en passant par l’exécution musicale - sont nettement et sans équivoque roms. En chantant cette chanson, Panseluta revendique son identité rom dans l’espace européen, en affichant fièrement son identité par le biais du son.

La chanson est le deuxième titre de l’album de Panseluța, Chants Lăutar De Bucarest (Chants Lăutar de Bucarest), qui s’ouvre sur une hora entraînante dont les paroles parlent de la joie des Roms lors des mariages roms. Parmi les autres titres de l’album figurent un cântec de ascultare (une chanson pour écouter) intitulé Sînt Atît De Supârat (Je Suis Si Triste) et une autre manea, Cît Am Suferit (J’ai Tellement Souffert). Ces chansons résument la manière dont les musiciens roms ont utilisé la musique pour exprimer leurs exclusions, leurs rejets et leurs souffrances. Les paroles et les effets de la musique sur l’ensemble de l’album de Panseluța capturent le spectre de l’émotivité de la vie des Roms. Panseluta chante l’extrême tristesse et l’isolement :

Unde să mă duc să ascund de lume

Să nu mă stie nimeni că mai traiesc ?

(Où dois-je aller pour me cacher du monde / pour que personne ne sache que je suis encore en vie ?)

 

Elle le fait sur un album qui célèbre simultanément les expressions roms de l’amour et du bonheur.

Écouter les expressions sonores des Roms de Roumanie nous permet de réfléchir et de ressentir l’engagement des artistes roms dans une histoire marquée par les traumatismes. La chanson de Panseluta, tant au niveau du son que du sens, traite de ce que signifie « appartenir » et « ne pas appartenir » et de la manière dont les Roms, un peuple racialisé, s’engagent dans les structures hégémoniques qui leur sont imposées, de la manière dont ils naviguent, se rapportent à ces structures dominantes et s’y opposent, et, en particulier, de la manière dont ils utilisent la musique pour ce faire.

 

Ce texte de Ioanida Costache est paru en novembre-décembre 2021 dans le numéro 38 de The Funambulist : « Music and the Revolution ». #AuxSons l’a traduit en français et publié dans le cadre d’un partenariat média. 

 

 

Ioanida Costache

Ioanida Costache
Ioanida Costache

 

Ioanida Costache est une musicienne, vidéaste et activiste rom basée à Bucarest, en Roumanie. Ses recherches portent sur le rôle du son dans la construction de la subjectivité rom en Roumanie.

Ce texte de Ioanida Costache est paru en novembre-décembre 2021 dans le numéro 38 de The Funambulist : « Music and the Revolution ». #AuxSons l’a traduit en français et publié dans le cadre d’un partenariat média. 

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