Dès le XIXe siècle, les compositeurs de musique « savante » occidentale ravivent leur inspiration au contact des musiques traditionnelles et populaires de leurs pays, mais aussi de sons « exotiques ». Debussy, le premier, ira plus loin, plaçant la musique « des autres » au cœur-même de ses créations. Premier volet d’une exploration historique
Et si les musiques « classiques » occidentales, souvent d’origine liturgiquee, liées à l’écriture, avaient trouvé à se régénérer, à évoluer au contact des musiques dites « populaires », et/ou « traditionnelles » ? S’il n’y a jamais vraiment eu de frontières hermétiques entre ces deux mondes, le phénomène d’emprunt des musiques « savantes » occidentales aux expressions des peuples, s’accroît dès le XIXe siècle. Le musicologue suisse Philippe Albèra, auteur d’un article intitulé Les leçons de l’exotisme*, explique : « Les villes n’étaient alors pas si étendues. Beethoven (1770-1827, ndlr), par exemple, n’avait qu’à marcher 1h00 depuis le centre de Vienne pour se retrouver en rase campagne, où son oreille se trouvait happée par des mélodies populaires. Ainsi, l’un des thèmes de sa symphonie « Pastorale » (1808) trouve source dans un air connu de Bohème… » Schubert (1797-1828) ou Brahms (1833-1897) tirent leurs inspirations de danses populaires, de même que Liszt (1811-1886) des virtuosités flamboyantes des musiques tsiganes pour ses Rhapsodies hongroises, ou la Famille Strauss des divertissements populaires des villes, comme la valse ou le galop.
Friska - Rhapsodie Hongroise No.2 - de Liszt par György Cziffra
Autre exemple, « Chopin (1810-1849), installé en France, a baigné, à l’enfance, dans les cultures populaires de son pays d’origine, la Pologne », poursuit-il : « Il a composé des Mazurkas, des Polonaises… Dans ses créations, se retrouvent, pour la première fois dans le « classique », fondé sur la « tonalité », des bribes de musique « modale », au cœur des expressions populaires. »
Mazurka en Fa Mineur - Op. 67, No. 2 - de Chopin par Magdalena Baczewska
Nationalisme et musiques autochtones
Surtout, en réaction aux invasions napoléoniennes, véritable rouleau-compresseur qui uniformise l’Europe, de nombreux territoires se replient vers le nationalisme, glorifient leur identité, leurs propres mythes, leurs légendes… Ce processus s’amplifie au milieu du siècle, avec notamment le Printemps des Peuples, ce mouvement révolutionnaire qui soulève l’Europe en 1848. « Cet engouement pour les musiques « populaires », ce « retour aux sources » a été virulent, notamment dans les pays qui n’avaient pas de traditions « savantes » importantes… », explique le musicologue.
Danse slave n° 2 - d’Antonín Dvořák par le Philharmonie jeunesse de Montréal
Ainsi, les pays scandinaves voient apparaître des compositeurs du cru, comme le Norvégien Edvard Grieg (1843-1907), qui tisse, en complicité avec le dramaturge Henrik Ibsen, ses compositions autour de folklores locaux. En République Tchèque, Antonin Dvořák (1841-1904) écrit les Danses Slaves, tandis que son compatriote, Bedřich Smetana (1824-1884), né en Bohème, utilise dans ses pièces des langues vernaculaires. En Espagne, des compositeurs comme Isaac Albéniz (1860-1909) ou Enrique Granados (1867-1916) puisent leur matière dans les musiques « racines » du pays, telles le flamenco. Et en France ? Vincent d’Indy (1851-1931) écrit sa Symphonie cévenole (1886), Camille Saint-Saëns (1835-1921) sa Rhapsodie d’Auvergne (1884), et Joseph Canteloube (1879-1957) ses Chants d’Auvergne (1923-1930).
La tentation de l’exotisme
Mais en ce XIXe siècle, les compositeurs ne scrutent pas uniquement leurs trésors nationaux… Ils manifestent aussi des envies d’ailleurs. Ainsi, les campagnes napoléoniennes au Moyen Orient et en Afrique du Nord font souffler sur la France le fantasme de capiteux et sensuels parfums d’Orient. En littérature, ce sont Le Voyage en Orient de Gérard de Nerval, celui de Flaubert, certains poèmes de Baudelaire dans Les Fleurs du Mal ou Les Orientales d’Hugo… En peinture, c’est Eugène Delacroix qui verse dans l’orientalisme, avec des références au Maroc, des motifs de couleurs vives, etc. En musique, Saint-Saëns, qui voyage en Algérie, au Maghreb, en Asie, compose par exemple Samson et Dalila (1877), son opéra aux influences orientales, ou la Suite algérienne (1880). De même, dans la musique dite « classique », de nombreux compositeurs « sacrifient aux espagnolades », comme le dit Philippe Albéra. L’exemple le plus évident ? Le Carmen (1875) de Georges Bizet (1838-1875). Mais le musicologue nuance : « Souvent, ces apports dans les musiques « savantes » se résument à un certain exotisme : une façon de mettre des coloris et un peu d’épices dans des œuvres tonales, de factures traditionnelles ».
Suite algérienne - de Camille Saint Saëns par l’Orchestre symphonique Divertimento sous la direction de Zahia Ziouani
La révolution de Debussy
Un homme, pourtant, bouleverse la donne. Claude Debussy (1862-1918) reste, peut-être le premier à considérer les musiques des autres, comme les égales des créations classiques occidentales. Par d’heureuses hybridations, il invente de nouveaux chemins. Lors de l’exposition universelle de 1889, celle-là même qui vit s’ériger la Tour Eiffel, l’homme tombe en émoi devant un gamelan javanais et des musiques de la Cochinchine. Ébahi, le compositeur aurait énoncé, dans ses correspondances qu’en comparaison des polyrythmies virtuoses du gamelan, la musique européenne ressemblait à du « fonflon de fête foraine ». Dès lors, tous les horizons s’ouvrent. Le créateur se dégage des héritages de Wagner, de Beethoven, pour mêler sa musique à d’autres mondes musicaux, avec des timbres, des textures, une respiration différentes, des façons inédites de concevoir l’harmonie, les rythmes etc. Autant de révolutions musicales à écouter, par exemple, dans son opéra Prélude à l’après-midi d’un faune (1892-1894) ou ses Estampes pour piano (1903).
Estampes - de Debussy par Alain Planès
https://www.youtube.com/watch?v=IFeD2A5p854
De même, en Hongrie, Béla Bartók (1881-1945), éduqué à l’Allemand, pétri de Bach, de Mozart, de Brahms, dans l’empire des Habsbourg, s’intéresse de manière quasi scientifique en pionnier de l’ethnomusicologie, aux musiques paysannes de son pays. Dès lors, il mêle dans son héritage beethovenien, tonal, des formes de musique populaire, des rythmes de danse des campagnes environnantes.
Danses Roumaines - de Béla Bartók par le Danubia Orchestra et Muzsikás
Nous voici à un tournant. Debussy et Bartók ont ouvert la voie à des compositeurs notamment Igor Stravinsky (1882-1971) qui puise sa matière créatrice dans ses origines russes, et jongle avec les rythmes compliqués, les métriques venus d’ailleurs, notamment dans son Sacre du Printemps (1910-1913).
« Dès lors, la musique classique occidentale trouve un nouveau souffle, un nouvel imaginaire, conclut Philippe Albèra. De même que Picasso a révolutionné l’histoire de la peinture, en s’inspirant de sculptures africaines ou d’art océanien, en musique, la modernité la plus extrême s’appuie sur des sources jugées à l’origine « archaïques », « populaires » ou « primitives ». »
Ainsi, au XXe siècle, Edgard Varèse s’inspirera des musiques des Indiens d’Amérique, Pierre Boulez de celles d’Extrême-Orient, György Ligeti des polyphonies des Pygmées Aka ou John Cage du bouddhisme zen.
Vers l’épisode 2 : « Quand les musiques « savantes » contemporaines se frottent aux sons du globe »
* Les leçons de l’exotisme, 1996.