D’où viennent les Tsiganes et les Gitans ? Tout porte à croire que leurs ancêtres ont commencé leur migration vers l’Europe à partir du Rajasthan, au Nord de l’Inde. On situe leur départ entre le Ve et le Xe siècles. Ils auraient mis près de 1000 ans pour arriver jusqu’en Europe, en traversant la Perse et l’Anatolie. Nomades, souvent éleveurs de chevaux ou forains, les Roms sont également des artistes professionnels : musiciens, chanteurs, danseurs… Ils ont une capacité frappante à adopter les musiques populaires dans les régions où ils séjournent et à leur insuffler une interprétation qui leur est bien particulière.
Une légende se rapporte au départ des Rom. Bernard Leblon la conte dans son indispensable livre Musiques Tsiganes et Flamenco. Le roi Bahram V, qui régna sur la Perse de 420 à 436, constate que « ses sujets les plus démunis étaient contraints de s’enivrer tristement, les jours de fête, sans la moindre musique. Il s’en étonna et on lui répondit que les musiciens étaient rares et beaucoup trop chers pour le peuple. » Il écrit alors à son beau-père qui règne sur la vallée du Gange et lui demande d’envoyer des musiciens Zott ou Luri, qui sont d’excellents joueurs de luth. « À leur arrivée en Perse, Bahram leur fit remettre à chacun un âne, un bœuf et mille charges de blé et leur demanda, en échange, de faire de la musique gratuitement pour les pauvres tout en vivant de l’agriculture. Au bout d’un an, les Luri, qui avaient mangé leurs bœufs et leurs semences, se présentèrent affamés devant le roi, qui leur dit alors : “Maintenant vos ânes vous restent ; chargez-les de vos bagages, préparez vos instruments de musique et mettez-y des cordes de soie”. »
Faute de traces historiques, les chercheurs s’appuient sur des éléments linguistiques pour dater la migration des Roms. Les racines indiennes, persanes et arméniennes de la langue romani leur permettent de déduire : que le séjour des Roms en Perse a précédé l’invasion des Arabes aux VIIe et VIIIe siècles ; qu’ils sont arrivés en Arménie avant le IXe siècle ; qu’ils ont été déportés au Xe siècle, avec les populations arméniennes, de l’Anatolie vers les Balkans, par les Byzantins.
En Grèce, les Roms se regroupent notamment près du port de Modon, dans la région du Péloponnèse que l’on nomme alors la Petite Égypte. Et à la fin du XIVe siècle, alors que les Ottomans, qui ont fait tomber l’Empire Byzantin, marchent sur l’Europe, les Roms se dispersent. Certains clans prennent les routes du Nord, d’autre celles du Sud, tous apportant leur extraordinaire savoir-faire musical aux peuples qu’ils rencontrent.
Dans son film Latcho Drom, Tony Gatlif retrouve les traces de cette histoire avec un œil et une oreille extraordinaires. Il sait capter l’esprit des Roms dans les musiques qu’ils interprètent :
- Au Rajasthan chez les Langa et les Kalbelya.
- En Egypte avec les Musiciens du Nil et en Turquie avec l’ensemble du clarinettiste Hasan Yarimdünia.
- En Roumanie avec le Taraf de Haïdouks.
- Aux Saintes-Maries de la Mer avec Dorado Schmitt, son cousin Tavolo Schmitt et leur famille, puis en Espagne avec Remedios Amaya, ses sœurs et son clan.
En Andalousie, le flamenco connaît sa gestation dans le secret des familles gitanes. Les premiers clans nomades qui arrivent en Espagne vers 1425 disent venir de la Petite Égypte. On les appelle alors Egiptanos, d’où Gitanos. Ils se déplacent par caravanes de cinquante à cent personnes. Leurs chants et danses, leurs sonnailles et tambours, leurs costumes et rites vont devenir indissociables des grandes fêtes votives. Mais l’euphorie n’aura qu’un temps. Les accusations de vol et de vagabondage ternissent la réputation des nomades au teint sombre. Alors que leurs cousins d’Europe orientale sont réduits en servage ou vendus comme esclaves, les Gitans d’Espagne sont victimes de trois siècles de persécutions. De 1499 à 1783, les lois d’interdit, d’enfermement ou de bannissement se succèdent. Assignés à résidence dans sept villes d’Andalousie, les Gitans s’évadent par le chant et la danse, la poésie et la musique. Isolés, rejetés, méprisés, mais d’autant plus attachés à sauvegarder l’essence même de leur identité culturelle, ils vont élaborer le flamenco. Il ne se diffusera hors des communautés gitanes qu’au milieu XIXe siècle.
Juan Peña, dit El Lebrijano, retrace cette période sombre de l’Histoire des Gitans d’Espagne dans son album Persecucion, œuvre majeur composée en 1976 sur des textes de Félix Grande. Accompagné à la guitare par Pedro Bacan, il chante l’esprit de liberté qui n’a cessé d’animer le peuple gitan, même durant les pires temps de discrimination et d’ostracisme.
- El Lebrijano - Libres Como El Aire
Création collective, le flamenco est emblématique de cette faculté des Roms à sublimer les musiques des sociétés qui les entourent. On y entend la mémoire des répertoires populaires espagnols du XVIe siècle, les influences modales de l’Inde et de l’Orient — avec le prélude (alap en Inde), ou l’invitation à la danse (tala en Inde). On y perçoit la marque de la musique arabo-andalouse, initiée à Cordoue au Xe siècle par Ziryab, venu de Bagdad.
En matière de flamenco, comme de musiques tsiganes, l’esprit de nomadisme fait corps avec l’esprit de famille. Chez les Roms, la famille est une école en soi. Le chant, la musique et la danse s’apprennent dès le plus jeune âge, comme en témoignent ces images de Tomasa La Macanita, fille du chanteur El Macano de Jerez de la Frontera :
- … dans sa tendre enfance
- … et à la maturité.
Vers le milieu du XIXe siècle, le flamenco qui animait les réunions familiales, les échoppes et les forges des quartiers gitans d’Andalousie, devient spectacle avec l’établissement des cafés chantants dans les grandes villes d’Espagne. Il y entre par la danse, avant d’y imposer le chant. Les anthologies distinguent plus d’une cinquantaine de “cantes” répertoriés entre les années 1870 et 1930.
Certains d’entre eux, comme la rumba, sont le produit des migrations transatlantiques. « Les répertoires issus de cette dynamique d’aller-retour entre les Caraïbes et la péninsule ibérique font partie des “cantos de ida y vuelta” », écrit Guy Bertrand dans son beau livre Les Musiciens Gitans de la Rumba.
Il y distingue la rumba flamenca, née en Andalousie, « inspirée des musiques de Cuba et en particulier le style de la guaracha », de la rumba gitane catalane créée dans les années 1950 par les Gitans de Barcelone « une “musique urbaine du monde” qui s’est nourrie de toutes les influences musicales latines en mouvement dans la capitale catalane. »
- Rumba flamenca : Paco de Lucia - Entre dos Aguas
- Rumba gitane catalane : Gipsy Kings - Djobi, Djoba