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Vue de l'exposition Michel Blazy, Pull Over Time, ibook garden, 2016 - © Le Portique

Musiques et numérique responsable, la transition reste à venir.

Si la question de l’impact environnemental de la musique et du rôle que le secteur doit embrasser pour faire sien cet enjeu est portée par un nombre croissant de musicien∙ne∙s, d’organisations et de lieux de concerts, une approche systémique du problème semble toujours hors d’atteinte. La complexité de certains domaines, le manque d’études, voire les idées fausses dont ils font l’objet, ralentissent encore leur prise en compte. Ainsi, si l’accélération des usages du numérique dans nos métiers et l’augmentation rapide du nombre d’événements diffusés en ligne ont été au centre de la réponse à la crise sanitaire, l’appréhension et le calcul de ses impacts environnementaux restent marginaux.

Parce qu’il est au premier abord moins visible que les déchets plastiques jonchant un site de festival, l’impact du numérique semble ne pas exister. Alors de quoi parle-t’on exactement ? Les recherches montrent que l’empreinte numérique mondiale est en grande partie due à la fabrication des équipements, toutes les infrastructures numériques étant fortement consommatrices de matières premières. Le site internet ou le profil de votre groupe favori, un morceau ou une vidéo en streaming, cet article que vous êtes en train de lire en ligne, vos enregistrements studio stockés sur le cloud, tout cela consomme de l’énergie.

De plus, le report vers le numérique, ou « dématérialisation », est souvent perçu, à tort, comme une action visant à diminuer son impact ; et la musique enregistrée comme un progrès de cette dématérialisation - une évolution des disques physiques vers des chiffres invisibles. Les recherches de l’université de Glasgow ont cependant montré en 2019 que le prix que les consommateurs sont prêts à payer pour écouter de la musique enregistrée n’a jamais été aussi bas, tandis que l’impact environnemental de cette écoute n’a jamais été aussi élevé. Dans son livre Decomposed, Kyle Devine propose lui aussi une autre perspective. Il y montre que la musique enregistrée a toujours été un important exploitant des ressources naturelles et humaines, et que sa dépendance à l’égard de ces ressources est aujourd’hui plus problématique que jamais. Il y retrace l’histoire cachée de la musique enregistrée, depuis les années 20 quand les 78 tours étaient faits de gomme-laque, une résine à base d’insectes, en passant par l’exposition des travailleurs à des fumées toxiques et pollutions provoquées aux États-Unis par la production de vinyles dans les années 70, jusqu’au travail des enfants dans les mines d’extraction des métaux rares qui composent nos téléphones portables.

La répartition numérique/physique diffère néanmoins selon les styles musicaux, et l’impact du numérique est moins rapide pour certaines musiques comme le jazz ou les musiques du monde, pour lesquelles certains publics restent attachés à l’objet vinyle ou CD, à la notion d’album plus que de tube, et où un véritable marché de la réédition existe. 

L’impact du streaming reste quant à lui difficile à mesurer, tant les critères et les contextes peuvent varier : si vous diffusez en continu sur un téléphone dernier cri ou sur un ordinateur reconditionné, si vous écoutez un morceau depuis votre domicile en wifi sur une box que vous mutualisez avec vos voisins ou en 4G dans un train, si votre source d’électricité est renouvelable ou non, etc. Mais une chose est sûre : le stockage et le traitement de la musique en ligne consomment énormément de ressources et d’énergie. L’année dernière, l’IFPI publiait un panorama de la musique enregistrée estimant que 77% des utilisateurs ont utilisé Youtube au cours du mois écoulé pour écouter de la musique, tandis que la plateforme collabore avec des majors pour remasteriser des clips en HD, qui sont des fichiers très lourds, et qui consomment donc davantage. 

L’idée s’impose que la généralisation des usages numériques permet une plus grande accessibilité pour les publics. Celle du patrimoine musical en ligne ouvre le champ des possibles ; des projets collaboratifs émergent, comme la fascinante carte sonore “Sounds of the Forest” du Timber Festival, bibliothèque open source des sons des forêts du monde auxquels les musiciens de l’édition 2021 viendront répondre par leurs créations.

 

Cependant, l’étude annuelle Digital Report 2020 fait état de 4,54 milliards d’internautes à travers le monde, mais estime également qu’un peu plus de 40% de la population mondiale n’est pas connectée au net, dont plus d’un milliard vivant en Asie du Sud et 870 millions pour l’ensemble du continent africain. C’est aussi sans compter les disparités des qualités de connexions, des fuseaux horaires, etc. qui ont été mises en lumière durant le confinement. 

On a récemment appris que le Womex, grand-messe annuelle des musiques du monde, aurait lieu en ligne cette année. Les bénéfices environnementaux d’un festival en ligne par rapport à un événement en présentiel ne sont pas à négliger, surtout lorsque l’on sait que les voyages des publics représentent souvent plus de 80% du total des émissions carbone d’un événement, à plus forte raison si sa portée est internationale. 

On voit également se développer de plus en plus d’expérience immersive avec la musique VR (Réalité virtuelle) via laquelle des groupes retransmettent leurs concerts dans le monde entier. Or dans son récent rapport le Shift Project, groupe de réflexion sur la décarbonisation de l’économie française, montre qu’une expérience en direct en VR de 2 heures nécessite une fichier vidéo 8K (soit environ 160 giga de données), et estime l’impact de ce visionnage très largement supérieur au coût carbone par spectateur d’un spectacle en ville.

Intelligence artificielle, réalité virtuelle, 4K, 8K : les choses les plus à la mode sont souvent les plus polluantes. S’ajoutent à cela la croissance exponentielle de l’utilisation d’internet, le déploiement de la 5G (à titre comparatif, les impacts de la 4G sont de l’ordre de 5 à 20 fois supérieurs à ceux d’une connexion Wifi).

La bonne nouvelle face au poids écologique et éthique du numérique, c’est qu’il est possible de faire mieux ; et même beaucoup mieux… Quelles démarches peut-on alors entreprendre au sein de nos structures d’accueil, de production, de diffusion ?

« Développer sa culture du numérique, c’est aussi en comprendre sa face sombre », : c’est le projet de l’enthousiasmante Fresque du Numérique, qui aborde de manière créative et collaborative les causes et les effets des impacts du numérique sur l’environnements et le climat, met en lumière des solutions pour un numérique durable, et permet de sensibiliser et de former son équipe à ces questions complexes. Elle permet de s’informer pour changer ses pratiques, afin d’encourager le changement vers des choix de consommation plus durables, une « sobriété numérique » et des services qui rémunèrent les créateurs de musique tout en atténuant l’impact environnemental.

 

Gwen Sharp

© Constanze Flamme

Gwendolenn Sharp est la fondatrice de The Green Room, une organisation œuvrant pour le changement environnemental et societal dans l'industrie de la musique. Elle a travaillé avec des institutions culturelles, des festivals et des ONG environnementales en Pologne, France, Allemagne et Tunisie et possède une expérience diversifiée dans la production de concerts, la gestion de tournées, la conception de projets, la coopération internationale et le développement d'outils et de stratégies. Depuis 2016, elle co-crée des solutions avec des musicien-ne-s et technicien-ne-s associés vers des tournées bas-carbone et réalise des évaluations, des actions de sensibilisation et des formations opérationnelles sur les pratiques artistiques et les enjeux environnementaux. Elle est membre du conseil d'administration du Réseau Eco-Evénements (REEVE) et évaluatrice pour A Greener Festival (UK).

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