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Isabela Novela - © Music In Africa
Isabela Novela - © Music In Africa

Mozambique : la marrabenta, d’une génération l’autre

La carte d’identité musicale du Mozambique est jusqu’alors restée méconnue hors du monde lusophone. Mais les choses sont en train de bouger.

Dilon Djindji, 95 ans, se fait attendre. Le chanteur a promis 30 chansons inédites à ses fans mozambicains. C’était il y a deux ans. Depuis, rien qui perce du côté de Marracuene, sa ville natale, sur les bords de l’Océan Indien, à une soixantaine de km au nord de Maputo, la capitale du Mozambique. Il est vrai que Dilon, qui fut aussi membre du groupe intergénérationnel Mabulu sait prendre son temps : il n’a sorti son premier album qu’à… 75 ans, soit environ six décennies après avoir commencé à jouer du xigogogwani, quatre fils de pêche tirés sur un bidon d’huile d’olive de 5 litres qui lui servait alors de guitare artisanale… « Je ne mourrai pas tant que je n’aurai pas gouté à tout le miel de la vie ! » promet-il. D’accord. Le ciel, austral, peut attendre…

Mabulu - Podina

 

Dilon Djindji est un trésor vivant. Avec Fanny Mpfumo, décédé en 1987, il fût l’un des premiers artistes à populariser la trille et trame de ce qui est depuis devenu la carte d’identité musicale du Mozambique  : la marrabenta. L’origine du terme est toujours  l’objet de discussions passionnées entre les puristes du populeux faubourg de Mafalala, en bordure de Maputo, qui fut le creuset culturel des marrabenteros à la fin du colonialisme portugais. Certains restent convaincus que le mot est dérivé du verbe portugais « rebentar » qui signifie casser, référence aux cordes de guitare qui explosaient sous les doigts des premiers interprètes de ce rythme d’abord associé à une danse ; d’autres estiment que le mot fait plutôt référence à l’énergie déployé pour danser. Tout casser, en somme. Dilon Djindji, réputé pour un nombre de conquêtes aussi impressionnants que ses chansons baptisés en l’honneur d’une femme, a sa propre explication : marrabenta, c’est l’acte de dépuceler une compatriote après l’avoir séduite par le truchement du Chicuembo, l’esprit des anciens face auquel il est impossible de rester stoïque et collé sur sa chaise.

Dilon Djindji - Maria Teresa

 

Malgré ses personnages aux destinées romanesques, ses hauts lieux, et ses plus de 70 ans d’existence, le marrabenta, n’a pourtant eu que très rarement l’occasion de se faire connaitre hors d’Afrique Australe et du monde lusophone. Si des artistes panafricains tel que Sam Mangwana l’ont popularisé jusque aux rives du fleuve Congo, grâce à des tubes tels que Vamos Para O Campo (Marracuene),  ou Moçambique Oyé, le son du Mozambique a en revanche toujours eu du mal à se faire une place à part dans les festivals européens. Tout juste un petit tour de piste, au tournant des années 2000, sur les scène du Womad et de Musiques Métisses (époque ou le groupe Ghorwane était signé sur le label RealWorld de Peter Gabriel et Kapa Dech promu par Lusafrica) et puis s’en va.

Sam Mangwana - Moçambique Oyé

 

Ghorwane - Majurugenta

 

Le Marrabenta a su pourtant se renouveler depuis ce début de siècle. La scène Pandza, hier associée au dancehall désormais métissée aux vibrations amapiano, est l’un de ses rejetons. Le nouveau Jazz mozambicain puise largement dans cet héritage.

 

Originaire du Sud rural de ce pays mosaïque, le marrabenta a commencé comme une danse avant de rentrer en modernité, suite à ses « expériences migratoires et urbaines transfrontalières », souligne le français Didier Nativel, spécialiste de l’histoire culturelle du mozambique. « Comme de nombreux mozambicains de l’époque » précise l’anthropologue britannique Karen Boswall, autre spécialiste du Mozambique : « Mpfumo et Djindji, sont en effet partis travailler durant les années 50 ans dans les mines d’or sud-africaines, ramenant une version plus sophistiquée de cette musique rurale qui a des airs de famille avec le Kwela ». Au pays, où la guerre de libération vient de démarrer en 1964, les marrabenteros, d’abord tolérés par le pouvoir de Lisbonne, se retrouvent censurés et surveillés par la Pide, la police secrète du Portugal, à cause des sous-entendus et critiques cachées dans leurs paroles. Avec l’indépendance en 1975, et l’arrivée au pouvoir du Frelimo et de Samora Machel, le marrabenta va être en revanche promue au rang de musique d’Etat. Le groupe Orquestra Marrabenta Star de Moçambique sera l’un de ses ambassadeurs. Mais les difficultés économiques liées à la guerre civile qui oppose à partir de 1977 le régime au Renamo, et le durcissement du pouvoir marxiste-léniniste, pousse les les marrabenteros à se mettre en veilleuse, « tels des serpents dans la savane » souligne Karen Bowman.

Karen Bowman - Marrabentando in Gaza 

 

Cette traversée du désert va durer jusqu’au milieu des années 90, marquée, par les accords de paix de Rome en 1992, suivies des premières élections multipartites. Aujourd’hui, une génération plus aguerrie et professionnelle de marrabenteros peut profiter d’un écosystème de labels privés et de festivals, tels que celui de Matalana, monté par Paulo David “Litho” Sithoe. Les femmes ont également tracé leur voix. Dans le sillage de la légendaire Eliza Domingas, alias Mingas, les chanteuses se sont affranchies de leur statut de figurantes pour s’imposer cheffe de bande. Neyma avec sa marrabenta pop, n’a ainsi rien à envier à ses rivales sud-africaines.

 

 

Yolanda Chicane, du groupe Banda Kakana, évolue dans un registre plus adulte. Sorti en 2022, le dernier opus, Uma Nova Flor fait la synthèse entre vieille et nouvelle génération, à l’image de ses featurings : du vétéran Wazimbo de l’Orchestra Marrabenta Star de Moçambique, à l’artiste dancehall Mr Kuka en passant par l’une des plus célèbres figures de la diaspora mozambicaine d’Afrique du Sud, le guitariste jimmy Dludlu. Isabel Novella, joue, elle entre les deux rives de la lusophononie, mêlant bossa et marrabenta.

 

Le Mozambique, qui pourrait devenir la cinquième puissance gazière au monde, est aujourd’hui courue par les grands opérateurs mondiaux de l’énergie. Cette pluie annoncée de devises participera t’elle à la reconnaissance internationale de cette musique ? Une chose est sure : Les héritier·e·s de Dilon Djindji n’ont pas l’intention d’attendre 75 ans pour percer….

 

 

 

Jean-Christophe Servant

 

Jean-Christophe Servant
Jean-Christophe Servant

Ancien du magazine de musiques urbaines l'Affiche durant les années 90, ex chef de service du magazine Géo, Jean-Christophe Servant suit depuis trente ans, particulièrement pour Le Monde Diplomatique, les aires anglophones d'Afrique subsaharienne, avec un intérêt particulier pour son industrie culturelle et ses nouvelles musiques urbaines.

 

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