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Bach - © tafelmusik.org

Les métamorphoses de l’écoute musicale

Quel est le rôle de la musique aujourd’hui dans nos sociétés modernes ? Traditionnellement, lorsque nous évoquons la musique, c’est aux compositeurs, aux interprètes ou aux compositions musicales elles-mêmes que nous pensons mais rarement aux auditeurs et ce, malgré le fait que nous vivions à une époque où l’individu moyen, étant donné l’omniprésence des lecteurs de musique, passe des heures à « écouter » de la musique chaque jour.

Jusqu’au XXe siècle, toutes les musiques s’écoutaient en live. La musique était donc une pratique sociale avec une interaction directe et une grande proximité entre les musiciens et le public. Il n’existait pas d’amplification ni de technologies pour enregistrer et reproduire la musique. L’évolution technologique a radicalement modifié cette réalité historique, permettant la consommation isolée de musique produite en masse, éliminant ce que Walter Benjamin décrivait comme l”« aura » des œuvres d’art, détachant souvent la musique des communautés musicales traditionnelles et des lieux qui l’ont engendrée et modifiant ainsi l’expérience sociologique et psychologique de l’écoute musicale.

 

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Mais, combien d’heures passons-nous à écouter de la musique au quotidien ? La musique de fond que nous entendons par inadvertance ou involontairement dans les films et les jeux vidéo, dans les publicités ou dans les magasins, dans les taxis et les halls d’hôtel ou dans la rue, est-ce véritablement « écouter » de la musique ? Grâce aux nouvelles technologies, de l’invention du phonographe et autres appareils électriques à la radio puis aux disques, la diffusion de musique a davantage changé au cours du siècle dernier que dans toute son histoire précédente. Pourtant, ces transformations remarquables apportées par les technologies analogiques pionnières du XXe siècle semblent dérisoires par rapport aux changements déclenchés par le streaming musical et la révolution numérique de ces dernières décennies.

Le streaming a révolutionné la musique de multiples façons. Il a non seulement transformé l’industrie musicale, mais aussi remodelé la création musicale et nos pratiques de consommation. Les nouvelles technologies ont augmenté de manière exponentielle la mobilité et la miniaturisation des lecteurs de musique, ce qui a conduit à une omniprésence de la musique dans notre vie moderne et transformé notre idée même de la musique. Dans le même temps, de plus en plus d’œuvres issues de traditions musicales variées entrent en contact, créant ainsi de nouvelles rencontres musicales. Et même si nous en sommes souvent inconscients, la façon dont nous écoutons de la musique a changé tout autant que notre manière de produire et de distribuer de la musique, si ce n’est plus.

Pour les détracteurs de ce nouvel état des choses, la qualité de l’écoute musicale s’est dégradée. D’une part, nos cultures d’écoute actuelles semblent radicalement fragmentées, car notre temps et notre capacité d’attention sont de plus en plus réduits et nous sommes constamment ciblés en tant que consommateurs potentiels. Nous baignons en permanence et souvent involontairement dans la musique au point d’en devenir indifférents. Nos oreilles s’engourdissent et nous finissons par entendre sans plus écouter.

Les nouvelles technologies nous permettent également de vivre dans le solipsisme musical et de nous protéger des environnements sonores imposés non désirés. Il semble que la musique ne nous rassemble plus mais qu’elle nous permet de nous isoler à tout moment et en tout lieu dans nos propres univers musicaux avec nos écouteurs et nos playlists personnelles. Dans cette sinistre perspective, la musique nous déconnecte non seulement les uns des autres, mais aussi de la réalité, et elle peut finalement être réduite à une sorte d’effet dopamine ou de pilule sonore de bien-être. Le fait que tout morceau de musique soit disponible en un seul clic crée une sorte de normalité qui tend à faire oublier la valeur de la musique. En outre, la musique est de plus en plus soumise à des dynamiques commerciales et publicitaires : la publicité la finance et l’utilise. La boucle est ainsi bouclée, la musique devenant une marchandise en même temps qu’un élément de marketing utile.

L’écoute de la musique a effectivement changé et est sans doute plus complexe aujourd’hui, mais la situation n’est pas désespérée, et il existe d’autres façons d’écouter. Les technologies actuelles ont véritablement mondialisé la musique et aboli les barrières musicales, nous donnant un accès instantané non seulement à la musique la plus récente, mais aussi aux musiques du monde entier et de presque toutes les époques de l’histoire de la musique. Aujourd’hui, nous sommes dans une situation sans précédent où les jeunes générations peuvent avoir un accès plus facile à la musique de Bob Marley, que ce que les gens avaient de son vivant. Et, si nous le souhaitons, nous pouvons écouter plus de musique de Bach aujourd’hui, plus de 250 ans après sa mort, que n’importe quel habitant de Leipzig contemporain de Bach n’aurait pu en rêver de son vivant. Il revient à nous, auditeurs, d’enrichir nos expériences grâce aux possibilités et aux défis qu’offrent les nouvelles technologies.

Yarden Erez - Bach Menuet 1&2 in G Oud vers 

 

La Covid-19 a entraîné une forte baisse des performances musicales live et a sans aucun doute fait plonger l’industrie musicale dans une énorme crise au niveau mondial. Paradoxalement, alors que le secteur de la musique souffrait, la musique dans nos foyers a permis à nombre d’entre nous de garder la raison pendant les longs mois de confinement. Comme d’autres secteurs, et malgré les difficultés, plusieurs initiatives ont tenté de maintenir les activités musicales et ont migré en ligne. Des institutions, telles que la Philharmonie de Berlin, ont proposé des concerts en ligne et un accès à leurs archives de concerts. Même des événements de grande envergure, comme le World Music Expo, ont eu lieu en ligne.  De nouvelles opportunités et de nouveaux modèles sont apparus, mais surtout, ce fut un moment de réflexion pour les professionnels et les amateurs de musique sur le rôle que la musique joue dans notre société contemporaine et sur l’avenir du secteur. À travers l’épreuve de la pandémie, nous avons pris conscience de l’importance de la musique live pour la musique. Malgré toutes les solutions en ligne, nous avons toujours besoin d’écouter de la musique en direct ensemble.

Heitor Villa Lobos - Bachianas Brasileiras nº5 - Berlin Philharmonic

 

Dans ce contexte musical dynamique, il est important de se souvenir constamment de la centralité de l’écoute musicale et de ses nouvelles significations, de trouver des moyens actifs d’écouter et d’essayer de comprendre l’importance de ces expériences collectives.

Les rencontres musicales peuvent être considérées comme des exemples de traditions musicales différentes qui s’écoutent les unes les autres. La NASA a placé un message à bord des Voyager 1 et 2, une sorte de capsule temporelle destinée à communiquer une histoire de notre monde aux extraterrestres, qui comprenait des enregistrements avec la musique de Bach dans ce qui pourrait devenir un jour une rencontre musicale intergalactique.

Plus près de chez nous, nous pouvons écouter quelques « rencontres musicales Bach » avec le Brésil, le Moyen-Orient et l’Afrique. En tant que telles, ces rencontres montrent une autre facette de la mondialisation, au-delà de la commercialisation. Elles constituent un exemple de nouveaux modes d’écoute engagés à travers des dialogues musicaux où l’on peut voir le résultat de formes uniques d’échanges culturels.

Ces interprétations révèlent différentes façons d’écouter Bach et la musique en général. En tant que telles, elles sont une invitation à explorer davantage ce que signifie l’écoute de la musique au XXIe siècle et à prendre conscience de ses potentialités cachées.

Hughes de Courson - Lambarena, Bach To Africa

Eyüpcan Açıkpazu, Wassim Soubra - Bach Partita No.2 in C Minor, Ney and Piano

BrinTzig - Concerto BWV 1043 J.S. Bach

Daniel Estrem - Prelude from cello suite no 2 J.S. Bach

 

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Alejandro Abbud Torres Torija

Alejandro est un Franco-mexicain avec plus de 20 ans d'expérience internationale, ayant vécu à Paris, Berlin, Rome, Vienne, Munich, St. Petersburg, Interlochen, Aspen et au Mexique. Il donne actuellement des cours dans plusieurs universités françaises, et organise des séminaires sur les questions urbaines en Europe pour des universités et des délégations d’élus locaux chiliens et mexicains. Précédemment, il travaillait dans la diplomatie (OCDE, UNESCO, Ambassade du Mexique à Berlin) et depuis 2014, il enseigne à Sciences Po Paris (aux campus de Poitiers, Nancy et Reims) ainsi qu'à l’ESPOL Lille. Ses cours s'intitulent "Musique et Pouvoir", " Sons du monde : la musique comme miroir de l'intime et du collectif", "Etre un acteur de la ville"et "Langues du monde / Monde des langues". Alejandro est aussi musicien (guitariste classique) diplômé d'un master en Relations Internationales à Sciences Po Paris et titulaire de la carte de guide conférencier délivrée par la Préfecture de Paris (mention anglais, espagnol, français, allemand, italien et russe) www.aatt.mx.

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