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The keeper of hundreds of Kwakwaka’wakw songs, Kwaksistalla Wathl’thla (Clan Chief Adam Dick), chanting at a feast (qui’las) with Mayanilh (Dr. Daisy Sewid-Smith).
The keeper of hundreds of Kwakwaka’wakw songs, Kwaksistalla Wathl’thla (Clan Chief Adam Dick), chanting at a feast (qui’las) with Mayanilh (Dr. Daisy Sewid-Smith). - (Bert Crowfoot), Author provided

Les gardiens des chansons indigènes révèlent leur savoir écologique traditionnel

Depuis la nuit des temps, la musique a été un moyen de communiquer des observations et des expériences sur le monde. Pour les peuples indigènes qui vivent sur leurs territoires traditionnels depuis des générations, la musique est un recueil de connaissances écologiques, et les chansons intègrent le savoir, les enseignements et la sagesse des anciens.

La musique porte la parole des ancêtres à travers le temps, transmettant des connaissances essentielles issues des profondeurs de notre mémoire sacrée. Les universitaires commencent tout juste à prendre conscience de la signification profonde de ces chants et du savoir qu’ils véhiculent, et certains travaillent avec des collaborateurs indigènes pour décrypter leurs enseignements.

En parallèle, chercheurs non indigènes et grand public prennent conscience de la perte historique et actuelle des chants. Les communautés autochtones sont également aux prises avec ce constat. L’oubli des chansons a été provoqué par la colonisation, l’inscription forcée dans des pensionnats et la disparition des derniers détenteurs de connaissances et gardiens de chansons formés traditionnellement.

 Ici, en 2014, Coral Napangardi Gallagher et Tess Napalajarri Ross, deux femmes Warlpiri, de Yuendumu, au centre de l’Australie, exécutent une danse mimétique à genoux. Elles représentent une scène d’une chanson où un enfant tentant de prendre la pâte de graines d’un coolamon (plat), est repoussé par la mère qui broie les graines. Margaret Carew, Photo fournie par l’auteur

Des traditions ancestrales

Un récent numéro spécial du Journal of Ethnobiology célèbre le pouvoir des chants traditionnels pour les connaissances écologiques qu’ils renferment. Ses neuf articles sont de riches récits de traditions musicales ancestrales de peuples indigènes. Ceux-ci vont des chants féminins sur les graines sauvages en Australie aux traditions de chant d’improvisation en Sibérie, en passant par l’utilisation de hochets en carapace de tortue aux États-Unis et les chants de chasse des chasseurs-cueilleurs amazoniens.

Bien que la musique traditionnelle soit menacée par des actions et des lois passées et approuvées par les gouvernements, et qu’une grande partie de cette musique ait déjà été perdue, les peuples indigènes du monde entier continuent à l’utiliser dans des contextes sacrés et des rituels et de célébrer leurs chansons traditionnelles.

Les paroles des chansons traditionnelles sont elles-mêmes imprégnées de sens et d’histoire.

Elles encodent et modélisent souvent la manière correcte et respectueuse dont les humains, les non-humains et les royaumes naturels et surnaturels doivent interagir et se croiser.

Une femme Tsimane en Amazonie bolivienne jouant d’un violon en bois. Les violons sont arrivés chez les Tsimane au contact des missionnaires. Aujourd’hui, certains Tsimane jouent du violon tout en chantant des chansons traditionnelles, ce qui illustre la nature adaptative de la musique indigène.

Par exemple, chez les chanteurs Temiar de la forêt tropicale de Malaisie - qui reçoivent souvent leurs chansons en rêve de la part de personnes décédées et qui croient que tous les êtres vivants sont capables d’avoir une « personnalité » - les chansons provenant de rêves servent de médiateurs entre les hommes et ces autres êtres.

Dans de nombreuses cultures indigènes, les chansons relatent les connaissances bioculturelles détaillées qui se trouvent dans des lieux spécifiques et peuvent donc également documenter les droits et les responsabilités que les humains se doivent d’avoir à l’égard des territoires traditionnels.

Inspiré par l’orateur de la cérémonie du potlatch

Le gardien de centaines de chansons Kwakwaka’wakw, Kwaksistalla Wathl’thla (chef de clan Adam Dick), chantant lors d’un festin (qui’las) avec Mayanilh (Dr. Daisy Sewid-Smith). Photo de Bert Crowfoot, fournie par l’auteur

Ce numéro spécial a été inspiré par Adam Dick, chef du clan Kwakwaka’wakw. 

En tant que chef de clan, Kwaxsistalla Wathl’thla (Adam Dick) a occupé quatre mandats de chef et, parmi de nombreux autres rôles, il était le gardien de centaines de chansons sur le peuple Kwakwaka’wakw, sur leur territoire traditionnel de la côte de la Colombie-Britannique et sur tous les aspects de leur vie et de leur monde rituel.

Dans son rôle de ninogaad - le mieux formé culturellement - Kwaxsistalla Wathl’thla était le dernier orateur des cérémonies potlatch. La pratique culturelle du potlatch est la structure d’organisation centrale des peuples de la côte nord-ouest du Canada.

 Le Potlatch expliqué, tiré de « Smoke from His Fire », un film d’Oqwilowgwa Kim Recalma-Clutesi.

La cérémonie du potlatch a été interdite au Canada jusqu’en 1951. Par conséquent, chanter des chansons de potlatch était une source de punition et de peur pour de nombreuses générations. L’interruption de la transmission des chants traditionnels a laissé une trace profonde dans la vie quotidienne et rituelle.

La révélation des chants

Né dans la noblesse et choisi dès sa naissance pour transmettre les connaissances culturelles essentielles, Kwaxsistalla Wathl’thla nous a fait entendre les paroles de ses ancêtres à travers les nombreuses chansons dont il se souvenait.

Par exemple, en 2002, il a fait connaitre une ancienne chanson ya’a (chanson « Chien Enfants ») qui perçait le mystère des lokiwey (jardins de palourdes) sur la côte nord-ouest du Pacifique. La culture des palourdes dans les jardins de palourdes - des terrasses à parois rocheuses dans la partie inférieure de la zone intertidale - est une pratique répandue chez les Premières Nations côtières. Nous savons à présent que cette pratique est vieille d’au moins 3 500 ans.

L’auteur Oqwilowgwa écoute le chef de clan Kwaxsistalla Wathl’thla chanter au lokiwey (jardin de palourdes) où il était isolé lorsqu’il était enfant à Deep Harbour dans l’archipel de Broughton, au nord de la Colombie-Britannique, au Canada. Photo de Diane Woods, fournie par l’auteur

Le partage par Kwaxsistalla Wathl’thla de cette chanson sur les jardins de palourdes a déclenché une vague de recherches sur les pratiques de gestion traditionnelle et a permis non seulement de faire comprendre à quel point les peuples autochtones entretenaient leurs paysages, mais aussi de jeter les bases de recherches sur la façon d’améliorer la gestion des palourdes.

Jusqu’à son décès l’année dernière, Kwaxsistalla Wathl’thla a été le mentor et la principale source de connaissances écologiques traditionnelles de plus d’une douzaine d’étudiants diplômés en ethnobiologie et en linguistique. Chaque thèse d’études supérieures était fondée sur des chansons de son répertoire.

Chant et réconciliation

Malgré la valeur universelle des chants traditionnels en tant que bibliothèques de connaissances écologiques et autres, les chercheurs et le grand public ont mis du temps à reconnaître leur importance sociale et culturelle.

Kwaxsistalla Wathl’thla cherchant des palourdes dans l’un des lokiwey qu’il a construit et entretenu, enfant, à Deep Harbour, dans l’archipel de Broughton, au nord de la Colombie-Britannique, au Canada. Photo de Dana Lepofsky, fournie par l’auteur

Par exemple, les conclusions de la Commission de vérité et de réconciliation (CVR) du Canada soulignent l’importance de protéger et d’honorer les langues indigènes, mais les chansons ne sont pas explicitement mentionnées. 

De concert avec les peuples indigènes, la CVR a demandé au gouvernement fédéral d’adopter une législation sur les langues autochtones, notamment, de s’engager à fournir un financement suffisant pour préserver les droits des peuples à l’égard de leurs langues (appel à l’action 10), et chercher dans l’urgence à protéger les langues au moyen d’une loi spécifique et de la nomination d’un commissaire aux langues autochtones (appels à l’action 13 - 15).

Dans de nombreuses cultures indigènes, certains dialectes, mots et expressions ne se retrouvent que dans certaines chansons, et non dans les conversations orales. La protection des chansons traditionnelles est donc un aspect essentiel de la protection des langues autochtones.

L’importance culturelle du chant n’avait pas échappé au gouvernement du Canada et aux églises qui administraient les pensionnats pendant plus d’un siècle. Ils considéraient que toute langue autochtone, parlée ou chantée, allait à l’encontre de la mission du gouvernement colonial qui consistait à éliminer le « sauvage » des « enfants indiens ».

Le grand-oncle d’Oqwilowgwa, l’un des auteurs de ces récits, a été battu à mort au pensionnat de Port Alberni pour avoir chanté une chanson pour enfants dans sa langue.  Toute musique, à l’exception des hymnes, était alors strictement interdite dans les pensionnats jusqu’aux années 1960.

Protéger les droits et les privilèges aujourd’hui

Reconnaître l’importance des chants traditionnels et créer un contexte pour promouvoir ce savoir est fondamental dans le processus de réconciliation du gouvernement fédéral avec les peuples du Canada. S’exprimant lors du forum des gardiens du savoir traditionnel à la Commission de vérité et de réconciliation, l’aîné Blackfoot Reg Crowshoe a déclaré : 

« … Nous cherchons donc à trouver les véritables significations de la réconciliation et du pardon. Nous devons être conscients ou réapprendre à accéder aux histoires de nos aînés, non seulement les histoires mais aussi les chansons, les pratiques qui nous donnent ces droits et privilèges d’accéder à ces histoires …  »

Les chants indigènes, en tant qu’archives bioculturelles détaillées, sont des moyens d’acquérir une appréciation plus nuancée et plus complexe des écosystèmes, y compris de la place qu’y occupent les humains. La protection des chants traditionnels répond non seulement à un impératif moral, mais aussi à un impératif pratique.

De telles connaissances, comme dans le cas des jardins de palourdes, peuvent fournir des leçons sur la façon dont les hommes d’aujourd’hui peuvent interagir de manière plus respectueuse et durable avec nos voisins non humains. En ces temps de changements écologiques et sociaux dramatiques, honorer et sauvegarder les chants traditionnels n’a jamais été aussi important.

 

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Dana Lepofsky, Álvaro Fernández-Llamazares, Oqwilowgwa Kim Recalma-Clutesi

Dana Lepofsky
Dana Lepofsky

Professeure en archéologie à l'Université Simon Fraser, Dana Lepofsky est archéologue et ethnoécologiste. Depuis trente ans elle travaille en collaboration avec les peuples indigènes de la côte nord-ouest du Pacifique pour combiner les savoirs traditionnels aux savoirs scientifiques occidentaux. Cet alliage résulte dans une compréhension plus riche du passé, mais permet également de contextualiser les situations sociales et écologique actuelles.

Álvaro Fernández-Llamazares
Álvaro Fernández-Llamazares

Álvaro Fernández-Llamazares est chercheur en conservation à l'Université d'Helsinnki en Finlande. Il a entrepris plus de 26 mois de travail de terrain dans l'Amazonie bolivienne, au Costa Rica, au Kenya et à Madagascar, principalement avec des peuples indigènes. Il est co-auteur de plus de 30 publications scientifiques. Il est aussi membre du "Global Assessment of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services - IPBES" ("Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques - IPBES")

Oqwilowgwa Kim Recalma-Clutesi
Oqwilowgwa Kim Recalma-Clutesi

Oqwilowgwa Kim Recalma-Clutesi a apporté sa contribution à l'édition spéciale l'Ethnobiologie à travers la chanson (
CEO Ninogaad Knowledge Keepers Foundation/BOD APTN).

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