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Kokoroko - © Nina Manandhar

Le jazz afro-descendant donne le ton… sauf en France

Alors que le jazz retrouve un regain de popularité auprès des millenials grâce, en grande majorité, aux compositions hybrides de musiciens noirs habités par son ADN social et militant, force est de constater que dans l’Hexagone, le genre est représenté par une élite blanche plutôt tournée vers elle-même. 

 

Le jazz est une musique qui, au fil des siècles, a fini par se conjuguer au pluriel et recouvrer, ainsi, plusieurs définitions. L’une d’entre elles, - et, sans doute, la plus vibrante - est toujours autant d’actualité : comme bon nombre de musiques originellement noires, le jazz englobe des réalités sociales diverses selon les territoires sur lesquels il se déploie. « Le jazz est, avec le hip-hop, la forme la plus littérale des révoltes qui se jouent au sein de la black american music mais aussi dans notre société », expliquait, au quotidien Libération, en 2016, le saxophoniste Marcus Strickland, dans un article expliquant comment moult musiciens noirs de la génération X du jazz américain se réappropriait le mouvement social « Black Lives Matter » à travers leurs compositions. « Le jazz est un combat », clamait, en février 2019, le trompettiste californien Ambrose Akinmusire, dans la revue Jazz Magazine, à l’occasion de la sortie de son dernier disque, « Origami Harvest », où l’on retrouve le thème récurrent, chez lui, des tensions raciales aux États-Unis. Rien d’étonnant à ce que le jazz soit injecté de militantisme et revêt un aspect socio-identitaire là où il a vu le jour.

 

 

Rien d’étonnant non plus à ce que ces caractéristiques se retrouvent dans le jazz joué par des musiciens qui y voient le parfait medium pour dire leur hybridité résultante du big-bang diasporique qui donne, notamment, naissance à « l’Atlantique Noir » tel que conceptualisé par l’essayiste et historien britannique Paul Gilroy – dans son essai éponyme en 1993 : une blackness particulière mêlant cultures africaine, américaine, britannique et caribéenne. 

 

Big-bang diasporique 

 

Au Royaume-Uni, et plus exactement à Londres, quelques musiciens d’une scène jazz en pleine ébullition, tant et si bien qu’elle fascine tant en Europe qu’aux Etats-Unis, sont la parfaite incarnation de cette « culture de l’Atlantique Noire ». Afro-descendants, ils sont jeunes, fils ou filles d’immigrés africains ou caribéens et ont le regard définitivement tourné vers le continent africain. 

Shabaka Hutchings - © Nicola Antonazzo

 

On citera le saxophoniste Shabaka Hutchings qui, en plus de s’associer avec des musiciens sud-africains au sein de son groupe Shabaka and The Ancestors, signait, en 2018, avec une autre de ses formations, Sons Of Kemet, un disque célébrant les grandes figures féminines de la lutte pour l’émancipation noire. Et ce, de Londres au Ghana en passant par les États-Unis et l’Afrique du Sud (YOUR QUEEN IS A REPTILE). La chanteuse Zara McFarlane, d’origine jamaïcaine, mettait en avant sur son troisième album, ARISE, son héritage caribéen et rendait hommage au kumina, musique du folklore jamaïcain importée par les esclaves du peuple Congo. Chez le batteur Moses Boyd et son acolyte Binker Golding, soca et calypso sont au menu. Et le tout, sans concession. 

 

 

En France, le jazz est d’Outre-mer 

Autre exemple criant du côté de Kokoroko qui nous fait voyager de la Gambie à l’Éthiopie en passant par la Sierra Leone ou le Nigeria. Et, avec tout ça, leur Londres, cosmopolite et bigarré. Esclavage, colonisation, immigration, métissage, … Autant de thèmes qui n’ont pas la primeur sur la scène française. C’est que l’intelligentsia tremble au terme de « postcolonial » qu’elle associe, sans vergogne, à l’autre gros mot qu’est « communautarisme », croit encore dur comme fer à l’assimilation culturelle, et ne parle d’Outre-mer qu’en cas de trouble de l’ordre public portant atteinte à la République. Aussi, l’inscription du gwo ka – dont découle le gwo ka jazz - au patrimoine immatériel de l’UNESCO n’a fait de bruit qu’en… Guadeloupe. 

 

 

Et que dire des musiciens africains qui battent le pavé à Paris comme Hervé Samb ou Alune Wade ? Pourquoi sont-ils aussi peu présents dans la programmation des festivals ? Nombre de musiciens de jazz antillais restent cantonnés à la catégorie du « jazz ultra-marin » comme en témoigne un récent programme de la radio TSF Jazz – dénommé « Note Bleue Outre-mer » - où défilaient pêle-mêle, le génie qu’est le pianiste Alain Jean-Marie, artisan du biguine jazz, le pianiste Grégory Privat ou le batteur Arnaud Dolmen (que l’on peut apercevoir dans la production américaine de Netflix, The Eddy, signé Damien Chazelle). 

 

 

Vers une nouvelle génération ? 

« (…) Nous subissons toujours les séquelles d’un système où le regard du colonisateur diminue le colonisé. Quand je vois l’apport actuel des musiciens d’origine caribéenne au jazz londonien, je pense inévitablement au fait que les Anglais ont montré un plus grand respect des cultures des peuples qu’ils ont un temps colonisé », confiait le saxophoniste Jacques Schwartz-Bart à Telerama en 2018. « Il existe des musiciens noirs qui sortent du CNSM parisien mais le schéma classique est quasiment hors de portée pour eux. On se bat pour que dans l’inconscient des programmateurs, notre musique ne soit pas destinée à des éditions spéciales « Antilles » où le jazz côtoie le zouk », nous confie l’un de ces musiciens estampillés « antillais ». 

 

Sonny Troupé - Tokyo blue note © Tsuneo Koga

Mais, un autre, que nous avons également interrogé, juge que les choses sont en train de changer : « Une nouvelle génération émerge et, avec elle, j’ose croire que la scène jazz hexagonale sera plus colorée dans les années à venir. » En attendant, les musiciens noirs français se font rare dans les annales témoignant du présent du jazz. Et vis-à-vis d’une telle musique, au sein d’une société multiculturelle, c’est un véritable comble. 

 

Emma-Sacha Morizan 

Journaliste culturelle et société, Emma-Sacha Morizan écrit sur la musique, et, en particulier le jazz, depuis 2010. Elle a prêté sa plume à des médias tels que L’Obs, So Jazz, Slate Afrique, Le Monde, Les Inrocks, Le Point Afrique, Magic RPM, Le Monde Diplomatique, Jazz Magazine ou encore Libération. Son credo : le jazz n’est pas mort, il est éternellement actuel.

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