Outre-mer, la disparité s’impose en matière de géographie, de statut, de culture et de langue. Mais cette diversité se heurte au premier alinéa de l’article 2 de notre Constitution : « La langue de la République est le français. »
On recense officiellement 75 langues parlées dans les Outre-mer, dont un peu plus d’une cinquantaine sont considérées comme des “langues de France” par la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF) du Ministère de la Culture.
Chacun des grands départements d’Outre-mer, Guadeloupe (± 390 000 h.), Martinique (± 370 000 h.) et La Réunion (± 850 000 h.), possède son propre créole. À Mayotte (± 260 000 h.), on parle deux langues, le shimaoré et le shibushi. Même cas à Wallis et Futuna (± 11 500 h.), où l’on parle le wallisien et le futunien. Ça se complique en Polynésie française (± 280 000 h.), avec le marquisien, la langue des Tuamotu, le mangarévien et les langues des Îles Australes. Le multilinguisme s’exacerbe en Guyane (± 270 000 h.) avec pas moins de 12 langues de France : créole guyanais, saramaka, aluku, njuka, paramaka, kali’na, wayana, palikur, arawak, wayampi, teko, hmong. Et l’on atteint des sommets en Nouvelle-Calédonie (± 270 000 h.), où les Kanak parlent 28 langues : nyelâyu, kumak, caac, yuaga, jawe, nemi, fwâi, pije, pwaamei, pwapwâ, langues de Voh-Koné, cèmuhi, paicî, ajië, arhâ, arhö, ‘ôrôê, neku, sîchë, tîrî, xârâcùù, xaragurè, drubéa, numèè, nengone, drehu, iaai, fagauvea.
Généralement combattues et méprisées par les sociétés dominantes jusqu’au milieu du XXe siècle, ces langues ne doivent leur survie qu’à la mobilisation de populations déterminées à sauvegarder leurs identités culturelles respectives. Parmi les moyens mis en œuvre dans ce combat, chanson, musique et danse s’avèrent des outils particulièrement efficaces. Encouragés par la décolonisation massive de 1960, des mouvements de résistance identitaire agitent les trois grandes îles créolophones devenus départements en 1946. Leurs revendications s’expriment notamment à travers des arts populaires, qui ont le don de répugner les minorités dominantes locales, soumises à l’acculturation métropolitaine.
- Gwoka
En Guadeloupe, le gwoka est tourné en dérision, traité de “mizik a vié neg”, l’équivalent de “musique de sauvage”. En Martinique, le bèlè est quasiment banni de l’espace public. Quant au maloya de La Réunion, son rythme, sa danse et ses chants se pratiquent en secret dans la société des “Cafres” (les Noirs). On le joue lors de “servis kabaré”, soirées festives, veillées mortuaires, adaptées de rituels sacrés malgaches célébrant les ancêtres. Les phénomènes de transe qui peuvent résulter de ces danses de tambours révulsent les élites. Ainsi, c’est dans la clandestinité que renaissent les identités culturelles spécifiques à La Réunion, à la Guadeloupe et à la Martinique. Et lorsque l’onde révolutionnaire de Mai 1968 atteint les Outre-mer, les revendications se font plus politiques.
- Servis kabaré – Firmin Viry – Granmoun Sello - Danyèl Waro
Dans les années 1970, la stratégie du Parti Communiste Réunionnais (PCR) consiste à réhabiliter le maloya traditionnel. Il sort alors du cadre familial et rituel pour devenir un ferment subversif, surgissant sur les scènes des fêtes communales. C’est là que s’initie Danyèl Waro, aux côtés de son maître Firmin Viry. En Guadeloupe, des mouvements autonomistes n’hésitent pas à faire parler le plastic (un type d’explosif) en 1980, pour appuyer leurs revendications. Au même moment explose le zouk de Kassav, porte drapeau du dynamisme linguistique et culturel des Antilles, parti pour conquérir le monde. C’est moins par la violence que par l’implication massive des Antillais que s’expriment les identités singulières des archipels au XXIe siècle. Témoin en 2014 l’inscription du gwoka sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel (PCI) de l’humanité par l’Unesco. Il y rejoint le maloya réunionnais, inscrit dès 2010.
- Kassav - Zouk La Sé Sèl Médikaman Nou Ni - Kassav Live
L’histoire des cultures du Pacifique diffère de celle des Antilles et de l’Océan Indien, où l’on a rassemblé des populations halogènes souvent issues de l’esclavage. L’Océanie est habitée depuis plusieurs millénaires par des peuples autochtones au moment de sa colonisation, plus tardive. Celle-ci est orchestrée par des pasteurs anglicans évangélisant à tour de bras. D’où l’influence des cantiques dans les formes vocales transmises jusqu’à nos jours. Comme chez les Amérindiens, les maladies importées provoquent des hécatombes : 80% de la population kanak a disparu en Nouvelle-Calédonie à la fin du XIXe siècle.
- Te Ava Piti - E He’e Te Va’a
Culture et langues kanak doivent leur renaissance au soulèvement des indépendantistes. De 1984 à 1988, ils parviennent à faire une réalité de la Kanaky autonome, avec son propre gouvernement. Un conflit dur, qui s’achève par le massacre d’Ouvéa, mais aboutit à la reconnaissance d’un peuple opprimé pendant 135 ans… Ce résultat est l’œuvre d’un homme de culture, Jean-Marie Tjibaou, qui le payait de sa vie. Dans chaque clan kanak propriétaire de musiques et de danses, ce leader sans pareil avait convaincu les vieux de permettre aux jeunes de s’emparer du patrimoine des clans pour créer une musique moderne : le kaneka. Dès lors, radios et K7 allaient faire danser sur des langues presqu’oubliées.
- Celenod - Wahnahnada Externas
Partout en Outre-mer la tendance aujourd’hui est au “plurilinguisme équilibré”. État et collectivités mettent en œuvre des politiques dédiées au soutien des langues et cultures locales. Zouk, gwoka, bèlè, maloya ou kaneka ont révélé aux oreilles du monde des identités culturelles jusqu’alors mal connues. Bientôt s’affirmeront des formes avancées du m’godro de Mayotte, de l’aléké de Guyane. Une diversité de styles et de langues capable, espérons-le, de tenir en respect la globalisation effrénée d’une pseudo-culture qui tend à uniformiser l’art comme la pensée.
- M’Toro Chamou - M’Godro Rebel