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Nati James - ©Roksaneh E.Fotovat

Flamenco 2.0, les petites révolutions d’une nouvelle génération ?

Néo flamenco, millennial flamenco, ex flamenco, ou flamenco 2.0, sont autant d’appellations pour évoquer la musique d’une nouvelle génération de musiciens qui mêlent la tradition flamenca à des sonorités électros, r’n’b, ou rock.…  Dans les communautés d’aficionados, dans les médias, et sur les réseaux sociaux, ce nouveau courant séduit autant qu’il questionne, et invite à repenser la place de l’expérimentation, dans le développement du flamenco en Espagne, et sur la scène internationale.

 

Le Flamenco, musique de carrefours et de petites révolutions 

Le flamenco n’a jamais été un genre figé : il s’est construit au croisement des cultures arabo-andalouses, juives, chrétiennes, et surtout gitanes, et ce, principalement, dans des environnements familiaux, ouvriers et paysans. Reposant sur peu de référentiels écrits, l’apprentissage et la transmission du répertoire se font essentiellement par l’oralité, ce qui en fait un art relativement confidentiel.

Depuis les années 60, plusieurs petites révolutions ont alimenté l’évolution du genre. Après les premiers pas du flamenco rock de Smash, Paco de Lucía et Camarón de la Isla tentent de nouvelles rencontres avec la musique latine et le jazz, poursuivant l’intégration d’instruments amplifiés à la formation traditionnelle chant-guitare-palmas-danse. L’émergence du groupe fusion Ketama, crée par El Camborio Carmona de Grenade et José Sorderita Soto de Xérès, tous deux issus de familles gitanes et flamencas, marque les années 80. Après avoir intégré des influences ibéro-américaines, ils font se rencontrer le flamenco et la kora de Toumani Diabaté avec l’album Songhai paru en 1985. In fine, ces multiples révolutions internes et rencontres musicales témoignent d’une mobilité constante du flamenco, qui, sortant de la sphère intime, puis de celle des peñas[1], n’a cessé de s’internationaliser.

[1] Associations d’amis qui se regroupent pour partager, souvent de manière informelle, une activité en commun. Traditionnellement, lieux de performance du flamenco.

Ketama, Toumani Diabate, Danny Thompson - Songhai

 

Niño de Elche, place à l’expérimental 

Plus récemment, des artistes comme Raül Refree ou Francisco Contreras Molina, alias Niño de Elche ont nourri cette évolution. Véritable virtuose du chant flamenco, Niño de Elche revendique sa démarche expérimentale comme constitutive du flamenco dans son origine même[2]. Inspiré par le mouvement rock, mais aussi par la poésie engagée espagnole, son album Antología Del Cante Flamenco Heterodoxo, produit en 2018 par Refree, est aussi tourné vers le passé que le futur.

Niño de Elche poursuit cette démarche radicale de réinvention en reprenant des formes classiques de flamenco (farruca, malagueña, fandagos), et des textes d’artistes fondateurs, accompagnés de guitares électriques, synthés, et sonorités électro-acoustiques, sur fond de choeurs gothiques. Les textes, issus de répertoire traditionnel ou de sa propre composition, résonnent aujourd’hui comme profondément engagés socialement. On pense notamment au titre « Informe para Costa Rica », inspiré du texte du poète Antidio Cabal González, et qui dépeint la terreur et les dérives autoritaires en Amérique Latine.

[2] Niño De Elche, extrémiste poétique flamenco, par Benjamin Minimum, paru le 12 juillet 2017 sur Médiapart.

Informe para Costa Rica,  Informe para Costa Rica

 

Le phénomène Rosalía

Inspiré de la nouvelle Flamenca écrite au XIIIème siècle intitulée Flamenca, l’album El mal querer produit El Guincho, décrit le parcours de vie d’une femme désaimée et enfermée, qui peu à peu s’émancipe. Construit en plusieurs tableaux, que Rosalía dessine, tant visuellement, que musicalement, cet album inclassable, est d’une modernité déconcertante.

L’empreinte flamenco de l’album y est évidente. La jeune musicienne débute le titre  « Que no Salga la luna » sur un compás [3] de bulería et un sample du grand classique,  « Mi canto por bulerías », de la chanteuse gitane La Paquera de Jerez. Les titres « Malamente », ou « Di mon nombre », sont tous deux construits sur un compas de tangos marqué par les palmas traditionnelles. Si « Malamente » (frôlant aujourd’hui les 110 millions de vues sur Youtube) est clairement teinté d’un univers trap, « Di mi nombre » mêle des harmonies flamencas et un piano pop sur fond de jaleos[4] vocodés. Enfin, d’autres titres, comme « Bagdad », tirent vers un univers profondément r’n’b, jusqu’à reprendre « Cry me a River » de Justin Timberlake…

La particularité de Rosalía est sa capacité à créer un imaginaire baroque et poétique faisant autant appel à des références au flamenco, à la tauromachie, à l’univers de la moto, ou de la poupée, qu’à l’univers visuel des clips de rap ou de r’n’b américains. Très rapidement, son succès a cependant déclenché de nombreux débats dans les sphères plus traditionnelles de flamenco. Des artistes [5] ont critiqué ouvertement sa musique, tandis que des campagnes hostiles circulent sur les réseaux sociaux («  Di no à Rosalía, Si à la Paquera de Jerez »)…

 

Rosalia, Di mi nombre

 

Le neo flamenco : entre expression milléniale et appropriation culturelle ? 

Si le flamenco a toujours été le lieu de métissage et d’évolutions, il est, de fait, également le sujet de batailles. La première ne date pas d’hier, et oppose le flamenco purement « gitan », et le flamenco « andalou » : deux courants, deux matrices qui n’ont pourtant cessés de se nourrir réciproquement. Le neo flamenco questionne aujourd’hui les tenants de la tradition flamenca souhaitant conserver la formation musicale et le cadre performatif traditionnel de cet art, de peur que la standardisation de la musique et l’influence occidentale n’avalent complétement le flamenco.

D’autre part, des voix s’élèvent du côté de la communauté gitane[6] pour contester ces nouvelles esthétiques musicales et revendiquer la reconnaissance de la communauté dans la paternité du flamenco. Le flamenco occupe une place centrale dans la sphère intime gitane, opérant comme un moyen de communication privilégié, un vecteur de transmission et de conservation de l’identité gitane. Alors que cette minorité a longtemps été persécutée, et reste, aujourd’hui encore, fortement stigmatisée dans la société espagnole, certains voient dans la déstructuration des rythmiques flamencas ou l’emprunt du vocabulaire caló, une forme d’engouement folklorique, voir d’appropriation culturelle.

Finalement, cette nouvelle mouvance flamenca se situe à ce point de tension aussi inconfortable que créateur.  Elle est à la fois l’héritière d’une musique d’ancrage ancienne très riche, transmise oralement, et traditionnellement performée dans des cadres restreints et familiaux,  et tout en même temps l’expression d’une génération qui évolue dans un monde globalisé, interculturel et profondément digital.

[3] Schéma rythmique correspondant à chaque forme musicale du flamenco.

[4] Ensemble de manifestations et interjections vocales destinées à encourager les artistes.

[5] Voir le reportage d’El Païs, « Lo que le gitanos piensen de Rosalia,  Ofensa, burla o renovación » https://​www​.youtube​.com/​w​a​t​c​h​?​v​=​p​n​a​m​o​v​z​q​1UE

[6] Voir www​.cordobaflamenca​.com

Sarah Melloul

Sarah Melloul

 

Directrice du média en ligne OnorientSarah Melloul travaille au croisement du monde des médias et de la culture en France et dans le Monde Arabe. Passionnée d’écriture et de radio, elle s’intéresse tout particulièrement à la musique, aux questions de mémoire, de patrimoine et d’interculturalité  en Afrique du Nord.

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