« Émeraude » (traduction littérale de son nom de scène) de la musique arabe depuis les années 1950, Fayrouz a acquis rapidement dans la région un statut d’icône qui perdure, continuant de faire vibrer un public autant touché par la pureté de sa voix que par le monde révolu qu’elle semble incarner. Née Nouhad Haddad en 1934, la chanteuse libanaise a signé cinquante albums entre 1957 et 2017 comprenant bandes originales de comédies musicales et d’opérettes, enregistrements live et studios et compilations à travers une œuvre protéiforme mêlant théâtre, cinéma, télévision et musique. Petit tour d’horizon au fil du temps et des genres.
Tout commence pour Fayrouz au lendemain de l’indépendance du Liban. Halim El Roumi — père de la chanteuse Majida El Roumi —, récemment nommé directeur de la radio libanaise, repère parmi les membres de son choeur cette jeune femme au timbre d’or pétrie de chants liturgiques maronites qui ne tarde pas à collaborer avec les frères Assi (qui deviendra son mari) et Mansour Rahbani. Compositeurs, paroliers et arrangeurs, auteurs de programmes pour la radio, ces derniers font partie d’un groupe informel — comprenant entre autres Philemon Wehbe, Zaki Nassif et Roméo Lahoud — qui vise, par le biais notamment du théâtre chanté, à développer une identité musicale nationale cruciale pour un jeune pays longtemps noyé dans de grands ensembles politiques régionaux. Point d’orgue de cette dynamique, la création en 1957 des Nuits libanaises (Layali lebnanieh) au festival de Baalbek, critiqué par certains pour privilégier jusque-là un répertoire principalement occidental convenant à l’image de « Suisse du Moyen-Orient » promue alors au pays du Cèdre.
Fayrouz - Raja’in ya hawa (1974 pour la version 45 tours)
De Ayyam Alhasad à Qasidet Houb, les opérettes et comédies musicales des frères Rahbani, menées invariablement par Fayrouz aux côtés des géants que sont Nasri Chamseddine et Wadih Safi réinventent ainsi l’identité musicale du Liban par le biais d’un répertoire exaltant la vie simple et idéalisée de la montagne, celle qui n’existe plus vraiment à l’heure de l’exode rural et de la modernisation à grands pas de la société… ou qui n’a jamais véritablement existé. Un paradis perdu mis en scène tel un prolongement naturel du théâtre dans deux films musicaux du réalisateur égyptien Henri Barakat, Safar barlek (1966, sur les persécutions ottomanes dans le Mont-Liban pendant la Première guerre mondiale) et Bint el hares (1968, au ton plus léger), qui font suite à Ya beya’ al khawatim de Youssef Chahine (1964) dans lequel la chanteuse fait ses premiers pas devant la caméra.
Fayrouz - Ya ahl al dar (Safar barlek, 1966)
C’est ainsi un genre hybride que développent les frères Rahbani et interprète Fayrouz, mâtiné initialement d’influences traditionnelles, aux mélodies relativement simples, hautement modernisé par des formats courts où se retrouve une alternance couplet/refrain loin des canons de la chanson arabe classique, et empruntant régulièrement au répertoire européen (Rodrigo et son Concerto de Aranjuez pour Li Beyrouth, Mozart et sa Symphonie n°40 pour Ya Ana ya Ana) comme à la musique latino-américaine. Des morceaux à la croisée des univers qui contribuent à la popularité de la chanteuse auprès d’un large public, dans le monde arabe comme dans la diaspora levantine aux quatre coins du globe.
Fayrouz - Li Beyrouth (Maarefti Feel, 1987)
Parce qu’elle glorifie un monde disparu, Fayrouz apparaît encore aujourd’hui comme le symbole d’une utopie faisant fi des considérations politiques qui minent le Liban et la région. « L’ambassadrice auprès des étoiles » n’en reste pas moins l’interprète de chansons nationalistes « soft » célébrant son pays (Bahebak ya Lubnan, Watani) et surtout la Palestine avec l’album Al-Quds fi al bal (Jérusalem dans mon coeur) sorti l’année de la débâcle de 1967, et dont Zahrat al-mada’in et Al-Quds al-atiqa ont marqué des générations de sympathisants. Sans compter le tournant plus engagé pris par les pièces de théâtre chantées présentées à la même époque au festival de Baalbek et à la Foire internationale de Damas — rendez-vous annuel qui contribuera grandement, par le biais de radiodiffusions de ces dernières, à la popularité de Fayrouz à ses débuts —, un triptyque mettant à mal le despotisme dans les pays arabes (Ach-chakhs, Yaiche yaiche, Sah en-noum). Plus étonnant, c’est avec Lettre à Jamila Bouhired (Rissala ila Jamila Bouhired, 1959), que la chanteuse libanaise rend hommage à la résistante algérienne torturée par l’armée française.
Fayrouz - Zahrat al-mada’in (Al-Quds fi al bal, 1967)
L’effacement progressif de son époux Assi, victime d’un accident cérébral en 1972, couplé à une collaboration croissante avec leur fils Ziad Rahbani, oriente Fayrouz vers un tournant jazz, comme en témoigne l’album Wahdon (1979), où figurent le bijou éponyme mais aussi l’épique El Bosta, (samplé quelques décennies plus tard par Abdelmalik sur 12 septembre 2001).
Fayrouz - El Bosta (Wahdon, 1979)
Le temps passant, la voix de Fayrouz se fait plus grave alors que la chanteuse s’essaie à des interprétations moins convenues que de coutume dans l’album Wala Kif (2002) — toujours piloté par Ziad Rahbani — qui contient néanmoins son lot de reprises de classiques latino-américains comme Shu Bkaf (Manha De Carnaval) ou français avec Bizakker Bil Kharif (Les feuilles mortes).
Fayrouz - Sabah w massa’ (Wala kif, 2002)
Si la réputation d’impartialité observée pendant la guerre civile libanaise relève davantage d’une légende soigneusement entretenue (on aime dire que Fayrouz cessa de chanter pendant le conflit : en réalité elle se produisit à l’étranger ainsi qu’au Liban en privé), plusieurs éléments lui confèrent un statut de mythe : la douce nostalgie de ses paroles, qui touche bien au-delà du public libanais ; sa très grande discrétion personnelle qui ne la fait exister dans la culture populaire que par le biais de sa voix cristalline et des captations de ses concerts ; et enfin sa longévité qui fait d’elle la dernière des icônes de la chanson arabe du XXe siècle.