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Debaa -

De Mayotte à La Réunion, le corps sous toutes ses latitudes

En 2018, le leader de Kassav’, Jacob Desvarieux, mettait sa notoriété au service de la nouvelle scène ultramarine en invitant ses talents prometteurs à l’Olympia. C’est sur le berceau des îles de Mayotte et de La Réunion que nous nous pencherons pour ce deuxième volet de notre cycle dédié à ces terres insulaires françaises.

 

MAYOTTE OU LE CORPS MIS EN DANSE, DU DEBAA AU HIP-HOP

L’anthropologue Damir Ben Ali raconte que « la musique est, pour le Comorien, un moyen de communication efficace et prestigieux ».

Lorsqu’on arpente l’île de Mayotte, force est de constater l’enracinement et l’omniprésence des pratiques dévotionnelles soufies. La spiritualité, transmise dans les écoles coraniques, est mise à l’honneur sous de multiples formes : chants mawulida chengue, dakhira, debaa… Ce dernier, genre musico-chorégraphique féminin issu des confréries rifayi et qadiri, est un chant responsorial de louange au Prophète accompagné d’une danse minimaliste, hypnotique, qui consiste à esquisser des mouvements avec le haut du corps, grâce à une gestuelle très lente et raffinée des bras -ornés de bijoux- et des mains - recouvertes de henné- qui se meuvent à l’unisson, aux frappes des tambourins, en des ondulations à la maîtrise parfaite évoquant les vagues de l’océan. Le debaa, grand moment de rassemblement dans le lieu décoré pour l’occasion (bandra bandra) et archétype d’une société matriarcale, n’a pas perdu de sa ferveur dans les mariages et les fêtes de village mahorais -contrairement à d’autres danses en voie de disparition comme la danse des pilons (wadaha)- mais circule également en-dehors de l’île, tant dans le nord de Madagascar qu’en Europe où, grâce à sa portée esthétique, à son caractère transgénérationnel et au profond respect que sa beauté joyeuse inspire, il est devenu l’apanage prestigieux, le synonyme fleuri et coloré de son île, à l’instar du chatoyant saluva dont sont drapées ses ambassadrices.

 

 

Toutefois, on assiste actuellement à la folklorisation progressive de la musique traditionnelle mahoraise à des fins politiques : danse des Mbiui dans le stand mahorais au salon de l’agriculture à Paris, accueil des touristes à l’aéroport, musiques et instruments autochtones conviés lors des fêtes et manifestations politiques…Face à cette spectacularisation stérile, se dressent des hérauts engagés du sens de la tradition à l’instar de musiciens comme le prêcheur de l’interculturalité Mikidache, le dépositaire du shakasha Colo Mangara (ancienne danse des esclaves) ou l’incontournable agriculteur joueur du luth gabusi Komo - artiste le plus suivi sur Facebook à Mayotte.

 

 

Le parrain de toutes ces initiatives est Abou Chihabi qui a fondé l’unique genre contemporain dans les années 70, se référant à ce patrimoine traditionnel : le folkomorocean. Le même Abou Chihabi rencontre en 2009 Del Zid, Diho et Zama Colo. Leur ambition est d’impulser un mouvement musical inédit en faisant jouer ensemble le luth gabusi et la cithare dzendze, sur des rythmes festifs mgodro, avec des instruments comme le saxophone, la flûte traversière ou la guitare électro acoustique naviguant entre blues, folk et rock.  Face à la vive question de la départementalisation, la création musicale contemporaine mahoraise est également représentée par la chanson subversive anticolonialiste du guitariste et poète engagé M’Toro Chamou ou le reggae politisé de Babadi, de Bob Dahilou ou Wubani Spirit qui appellent à l’insurrection face à la violence d’une crise sociale et économique plongeant dans le désarroi, l’alcool et la drogue bon nombre de leurs concitoyens.

 

 

Une chose est sûre, musique et danse sont inséparables à Mayotte, du debaa à la danse urbaine, en passant par le mgodro, figure rythmique spécifique des musiques populaires mahoraises, le corps est convoqué et l’esprit est à la fête ! Pour contrer un sentiment d’impuissance néfaste, le corps est effectivement de nouveau sollicité sur une nouvelle scène hip-hop de Mayotte des plus prolifiques, devenue capitale du genre dans l’Océan Indien et incarnée par Nixo- nouveau prince de l’afro-trap, Sango Sy, Garde Impérial ou encore Bo Houss.

Détournement de La Marseillaise en La Mahoraise :

 

 

Dans cette lignée, le collectif hip-hop Evolution fédère puissamment une jeunesse oubliée le long du canal du Mozambique, et lui permet de s’exprimer, de rêver. De radeau de survie, le hip-hop, genre par excellence contestataire, est ainsi devenu vecteur d’apprentissage professionnel (jusqu’à remporter la victoire nationale en 2016 d’une des principales compétitions nationales de breakdance : Battle Of The Year à Montpellier) et moteur d’émancipation pour renaître à soi hors du cercle vicieux de la violence et de la misère.

 

 

LA RÉSILIENCE EN TRANSE : L’ERUPTION DE L’ELECTRO-MALOYA RÉUNIONNAISE

 

 A la Réunion, de nouvelles tendances musicales recréent la cartographie musicale de l’île à l’instar du trio post-hardcore, garage noise, Pamplemousse ou du rock-afro-blues mystique de Tapkal, mené par Ananda Devi Peters, la fille de l’emblématique poète et vagabond stellaire Alan Peters.

 

 

Mais la Réunion reste indéfectiblement associée au maloya, ce blues ternaire combatif, hérité des esclaves malgaches et africains, et classé au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO depuis 2009. Ce dernier devient néanmoins aventureux et s’enrichit des collaborations métissées de ses artistes vagabondeurs à l’instar du célèbre groupe Lindigo. Emmené par le charismatique Olivier Araste aux quatre coins de la planète, de l’Afrique du Sud (et l’électro-tropical de Skip & Die) à l’Angola (avec la reine du kuduro Pongo), en passant par Cuba (et la rumba de Los Munequitos de Matanzas), le groupe fabrique un maloya nomade mais toujours enraciné dans la tradition des servis kabaré, ces cérémonies d’hommage aux ancêtres, jadis maintenus dans la clandestinité.

 

 

La Réunion se révèle être, en effet, une île propice à la découverte de l’altérité musicale, aux créations qui portent haut les couleurs de la créolité comme Rougaiverde, projet imaginé par la capverdienne Elida Almeida et le réunionnais Tiloun. Deux musiques îliennes, deux rythmes inventés et dansés par les esclaves en opposition au même joug colonial.

Mais avant même d’aller chercher son inspiration sur d’autres territoires géographiques, le maloya se renouvelle de l’intérieur en s’associant à la longue histoire de l’île avec les musiques électroniques. Zong fut le premier groupe réunionnais à se saisir des machines pour en tirer une mixture locale suivi par Jako Maron, autre activiste des premiers temps électroniques de l’île qui choisit de sampler la voix de Danyel Waro et de la mêler à un beat techno imitant le chaloupement du kayamb. En 2009 naît le Festival les Electropicales, officiant désormais comme point de ralliement et porte-voix de la nouvelle scène réunionnaise.

 

 

De Maya Kamaty, fille de Gilbert Pounia, à Carlo de Sacco, leader de Grèn Sémé, des remix enchanteurs de Labelle (Nathalie Natiembe, Bachar Mar-Khalifé…) à ceux de Do Moon, la liste ne cesse de s’allonger quand il s’agit d’expérimenter un maloya électronique évolutif propice à la transe.

 

 

Se côtoient alors la poésie rock engagée sur des pulsations dub, la techno-house irriguée de trap et la musique chamanique dans un voyage onirique aux ramifications inattendues.

Un des derniers projets en date : Trans Kabar de Jean-Dider Hoareau travaille également sur une lecture électro-rock des rites mystiques réunionnais pratiqués avec le “fonnkèr”, cette énergie propice à la transe.

 

 

Si traditionnellement les plus grandes voix du Maloya étaient des hommes – Granmoun Lélé, Firmin Viry, Danyel Waro..- une nouvelle génération de femmes  affranchies, indomptées se propose de verbaliser l’indicible et de briser les tabous insulaires. Le maloya se fait alors compagnon d’une musique introspective, narrative, laquelle, pour réveiller les consciences, retrouve son épaisseur cathartique, en s’adressant tant à l’esprit qu’au corps.

Kaloune est l’une d’entre elles : accompagnée de sa mbira, elle se situe entre prière, déclamation et chant, et construit une parole réunionnaise nouvelle, invente une forme d’oralité contemporaine libératrice et vigoureusement féministe.

Écouter Kaloune « Funkyman dombolo »

 

 

« Adresser à la brûlure le souvenir de ses cendres, faire se déchirer le cri, faire converser les silences. », tel est le credo d’une autre artiste visionnaire, Ann O’aro. Ses paraboles poétiques en créole - la langue charnelle de l’interdit- viennent servir un blues écorché, viscéral, sur fond de maloya accidenté. Il est ici question d’inceste, celui subi par son père, gardien de prison violent qui s’est suicidé quand elle avait 15 ans. C’est en s’enfonçant dans sa mémoire, grâce à une musique exutoire, qu’elle parvient à évoquer l’humanisme après le traumatisme. Sa voix assène ou berce, la colère éructe, le corps, dans tous ses états, conjure ses démons et revisite la folie de la sauvagerie dans un manifeste de l’intime, de la dérive et de l’errance après l’outrage d’une enfance profanée et d’un corps pillé.

 

 

Un seul mot d’ordre : la résilience, avec véhémence et sans concession !

 

Sandrine Le Coz

Sandrine Le Coz

 

Diplômée d’une licence en lettres modernes et d'un master en anthropologie, Sandrine Le Coz réalise actuellement un doctorat d’anthropologie sociale à l’EHESS à Paris.
Sa recherche de thèse porte sur les réseaux professionnels structurant le secteur de la diffusion et de la commercialisation des musiques du monde. Initié en Australie -avec l’Australasian World Music Expo, à Melbourne- son travail de terrain prend pour objet d’analyse ce que l’on appelle communément dans l’industrie de la musique : « marché » ou « salon ». A travers une ethnographie multi-située, elle se propose de décliner les relations entre les différents acteurs-clés et l’impact de leur pouvoir décisionnaire lors de sélections ou d’attributions de prix par des jurys. L’aide à la visibilité, l’attribution de la « valeur artistique » ainsi que les enjeux soulevés par la reproduction de rapports hiérarchiques coercitifs se trouve ainsi au coeur de sa réflexion sur un processus de création aux prises avec une concurrence économique mondialisée et exponentielle.
Par ailleurs, elle travaille également dans le champ des musiques du monde en tant que journaliste, tourneuse, régisseuse artistique, scénariste, attachée de production, de communication, chargée de diffusion et de programmation pour différentes institutions telles qu'Hermès (depuis 2018), évènements et festivals dont le Festival de l'Imaginaire (2016), le Festival des Musiques Sacrées de Fès, le World Sacred Spirit Festival en Inde (depuis 2017) ou Al Kamandjati Festival en Palestine (2018).

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