Le son continu du bourdon, drone en anglais, est à la base de nombreuses musiques anciennes et extra européennes. Par leur intérêt pour la musique indienne, des compositeurs contemporains tels que La Monte Young se sont emparés du drone comme champ d’expérimentation. Aujourd’hui, le drone est un genre musical à part entière ; il revient aussi en force dans le renouveau des musiques traditionnelles en Europe.
« Le drone est un peu comme les mégalithes », explique le compositeur et musicien contemporain Richard Comte qui travaille à l’interface entre scènes savantes, alternatives et improvisées, lors d’un entretien donné dans le cadre du festival Le Mans Sonore. Tout comme les pierres préhistoriques, le drone – traduction anglaise de bourdon, ou son continu – serait une sorte d’invariant culturel que l’on repère dès les temps les plus reculés, dans des aires géographiques éloignées. En effet, sans doute parce qu’il précède tout effort de composition, le drone a dû résonner depuis des temps immémoriaux. L’un des plus anciens instruments préhistoriques connus, le rhombe, produit un sifflement continu ; l’archéologie met à jour toute une lutherie à faire pâlir d’envie n’importe quel groupe de drone contemporain : trompettes irlandaises (âge de Bronze), orgues à bouche chinois (le Sheng, daté du XIe siècle avant notre ère), les launeddas sardes (clarinettes à triples tuyaux)… Et tout comme les mégalithes, le drone est énigmatique : sans mélodie, comment interpréter ce que l’on entend, comment se dire que la musique raconte une histoire, dit des émotions ? A la fois simple et hermétique, le drone a ce mystère des origines.
Luigi Lai - Launeddas - Suoni della Sardegna
C’est sans doute cette simplicité qui permet au son continu de s’intégrer dans tant de traditions musicales. Dans nombre de répertoires folkloriques, un son continu accompagne des mélodies, qu’il soit créé par la cornemuse en Écosse ou en Sicile, par le dulcimer dans les Appalaches, ou encore par la voix elle-même, comme c’est le cas dans le chant diphonique mongol. On le retrouve dans les musiques folkloriques bulgares – comme en témoignent les Bulgarian Field Recording de Jeff Mangum –, ou dans les musiques de transe soufies des Master Musicians of Joujouka du Maroc.
Mais c’est aussi dans le raga indien que va puiser toute une génération de musiciens américains, pour ériger la simplicité du son continu en principe esthétique. Après avoir entendu l’album Earth Groove, Voice of Cosmic India de Pandit Pranh Nath, La Monte Young, jeune musicien new-yorkais imprégné d’art conceptuel, et sa compagne Marian Zazeela, artiste visuelle, invitent le chanteur indien à les former.
Avec cette immersion dans l’art du raga, l’obsession de La Monte Young pour le son continu ne cesse de croître. Mais là où, dans le raga indien, un son tenu par la tanpura sous-tend le développement mélodique du chant, chez La Monte Young le drone prend la place centrale dans ses compositions. Plus besoin de mélodie, de développements, de changements : un accord tenu longtemps devient le cœur de l’œuvre. Et s’il n’y a plus de mélodie ni de changements, il n’y a peut-être ni début ni fin – une pièce peut s’étendre à l’infini. L’œuvre la plus célèbre de La Monte Young et Marian Zazeela propose de s’installer dans le son continu pour ne plus en sortir : la Dream House est une installation sonore et visuelle permanente, une pièce aménagée au cœur de New York dans laquelle il est possible de se lover pendant plusieurs heures ou plusieurs jours – à condition de respecter les horaires d’ouverture.
La Monte Young et Marian Zazeela - Dream House
Non seulement le drone renvoie à des temps immémoriaux, mais il incarne aussi le rêve d’une musique éternelle – d’un son qui ne cesse jamais. The Theater of Eternal Music est d’ailleurs le nom du groupe à géométrie variable formé autour de La Monte Young – avec entre autres Terry Riley, Tony Conrad, et John Cale, également membre du Velvet Underground. L’influence de ses années drone sont audibles dans plusieurs titres du groupe, comme sur le célèbre Venus in Furs – Lou Reed y joue sur une guitare Ostrich, où toutes les cordes sont accordées sur la même note. Le son continu aura voyagé du raga indien aux musiques expérimentales occidentales pour venir hanter le rock.
Si le drone a traversé le temps et l’espace, il n’en est pas moins chargé de ces différents contextes – notamment celui des musiques folkloriques, de tradition orale, et celui des musiques expérimentales. Il n’est dès lors pas étonnant qu’il se trouve ravivé de nos jours par des groupes explorant le croisement entre ces deux domaines. Cette convergence est manifeste dans le projet In C, mené au sein du collectif La Nòvia. L’œuvre de Terry Riley, fondatrice dans les musiques répétitives, y est reprise par un orchestre composé de vielles à roue, de cabrette, ou encore de cornemuse Béchonnet, ou de tambourin à cordes.
La Nòvia - In C
Parmi les instrumentistes de cet orchestre se trouvent notamment Perrine Bourel, qui porte la tradition des violoneux des Alpes du Sud et Dauphiné ; Jacques Puech, qui explore les possibilités nouvelles de la cabrette, ou encore des viellistes – tels qu’Alexis Degrenier, habitué à faire chanter sa vielle à roue au sein de La Tène lors de rituels entêtants, ou encore Yann Gourdon, qui intègre par ailleurs ses drones en contexte électrique, avec le trio dionysiaque France.
La Tène - Marche du Fahy
Yann Gourdon (vielle à roue) - Matthieu Tilly (batterie) - Jérémie Sauvage (basse)
Formé autour du projet Bòsc, le collectif d’artistes musiciennes La Crue réinvestit le répertoire traditionnel du Massif Central, avec une approche expérimentale. Si les chants sont issus de collectes, les musiciennes ne se privent pas d’un certain éclectisme en allant chercher des instruments dans d’autres traditions régionales – le ttun-ttun basque, le boha ou cornemuse des Landes de Gascogne…
On pourrait encore citer l’approche minimaliste des musettes chez Lise Barkas et Lisa Käuffert, ou encore les croisements entre musique sacrée médiévale et vielle amplifiée chez Golem Mécanique… Mais ces croisements entre répertoires issus des musiques folkloriques et approches expérimentales ne sont pas propres à la France. Le duo Naaljos Ljom puise dans l’héritage de la musique folklorique norvégienne, tout en s’intéressant à la microtonalité et aux musiques électroniques. Le télescopage des époques y flagrant : les cithares à bourdon, et la harpe à bouche, y côtoient les synthétiseurs analogiques et guitares électriques sans frettes.
Naaljos Ljom - Isak Rustom
A la fois atemporel dans son principe, et fortement daté par les technologies qui le produisent, le drone a depuis une trentaine d’années été réinvesti par des musiciens biberonnés au heavy ou au black metal. Cette scène, née dans le sillage de groupes tels que Melvins et de Earth, et largement popularisée par Sunn o))), fait résonner le drone à grands renforts d’amplification, lui restituant tout son mystère mais aussi toute sa puissance. Des sifflements d’air préhistoriques à la vibration de la membrane des haut-parleurs, le drone traverse les corps et le temps pour faire coexister les époques.
NDLR - Pour approfondir les liens entre bourdon et raga :
Les musiques savantes, hindoustani au Nord et carnatique au Sud sont des musiques monodiques, qui n’utilisent ni accords ni notes superposées, mais tirent profit des intervalles entre deux tons. Elles partagent un fond commun millénaire basé sur l’usage d’un halo sonore, obtenu par des instruments de bourdons et le principe du raga.