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concert au Palau Sant Jordi - © Xavi Torrent
concert au Palau Sant Jordi - © Xavi Torrent

Covid et crise culturelle à Barcelone

Quand la société Mellow Productions, en pleine expansion, a annoncé le 5 mars qu’en raison de la crise sanitaire, elle annulait le lancement imminent de l’événement Jazz Effusion, tout le monde a trouvé ça exagéré. Dix jours plus tard, Barcelone était confinée. Et il s’agissait là d’un des confinements les plus stricts de toute l’Europe.

Un an plus tard, Mellow fait partie de ces petits promoteurs musicaux de Barcelone qui ne parviennent pas à naviguer dans les eaux tourmentées d’un secteur culturel en proie à l’incertitude et à l’insécurité.

Si l’on considère l’année 2020, le tableau est sombre à tous les points de vue. Au niveau de l’industrie musicale, les ventes de billets pour les concerts en Espagne ont chuté de 63,78 % en 2020. Quant aux artistes, Mister Furia membre de The Pinker Tones n’a pu honorer que 25 % de ses concerts annuels. 2020 n’a clairement pas été « l’année qu’elle aurait dû être ». L’agence de booking et de management Whisper Not a vu plus de 80 % de ses spectacles annulés. Les musiciens et promoteurs barcelonais se retrouvent subitement confinés chez eux, leurs investissements se transformant rapidement en dettes. Et en l’absence d’un statut juridique équivalent à l”« intermittence » française, la situation a fait ressortir de manière spectaculaire l’extrême précarité de l’ensemble de la chaîne de valeur du secteur.

 

Pourtant, malgré le choc initial, la peur et les difficultés, les musiciens et les artistes de la ville n’ont pas cessé de créer. À l’instar de toute l’industrie convaincue de l’importance de la culture et de la musique pour Barcelone et ses citoyens.

Le pianiste de jazz cubain globetrotteur Omar Sosa a saisi l’occasion rare d’un séjour aussi long chez lui pour lier connaissance avec des artistes locaux, donnant naissance au vibrant KO-BCN quartet et à une série de vidéos saisissantes enregistrées sur son toit intitulées In the Roof. Pour Roman Daniel, le jeune producteur du projet Mans-O, l’interruption brutale de son emploi du temps normalement chargé lui a donné le temps de « découvrir une infinité de comptes Instagram et de construire une carte plus claire de ce qui se passe ici-même ». La connexion entre les jeunes talents émergents de Barcelone, notamment les membres du Jokkoo Collective, a conduit à la sortie de l’EP Hi-Tech Tongue en octobre 2020 sur le label portugais XXIII : un voyage fascinant en huit langues illustrant la nature profondément multiculturelle de la ville.

 

À la fin du confinement, les Barcelonais ont pu peu à peu émerger de leur ville souvent difficile à reconnaître. Tout le monde était ravi de voir des familles de dauphins nager près du rivage et de se promener dans les rues habituellement animées du centre de Ciutat Vella, devenue pratiquement une ville fantôme. Mais les jeunes de la ville se sont retrouvés étouffés, leur vie sociale et leur besoin naturel de partage étant entravés à chaque instant.

Pour la tromboniste et chanteuse Rita Payés, âgée de 21 ans, cela signifiait perdre sa principale source d’inspiration. Pourtant, bien qu’elle se soit sentie « comme une chaise à laquelle il manque un pied », elle a mis à profit cette période d’introspection presque forcée pour écrire bon nombre des compositions personnelles que l’on peut entendre sur Como la piel, son dernier enregistrement sorti en avril.

 

Un album délicat, sensuel et sincère aux tonalités de jazz et de bossa, dans lequel Rita et sa mère, la guitariste classique Elisabeth Roma, sont rejointes par Horacio Fumero et Juan Berbín, leader d’une autre perle de Barcelone, le groupe Seward.

 

 

La transformation de la cité catalane en une métropole au ralenti et plus calme n’est pas seulement due à la diffusion du travail à distance, aux restaurants et aux bars fermés le soir et au couvre-feu à 22 h imposé depuis juin, mais aussi à l’absence de touristes. La ville a soudainement été laissée à ses habitants - un changement radical car, depuis de nombreuses années, le tourisme était l’un de ses principaux secteurs d’activité, représentant 15 % du PIB. Les visiteurs viennent admirer les monuments de Gaudi, mais aussi assister à des festivals de musique comme Sònar et Primavera Sound. En 2019, l’événement électronique et expérimental Sònar a rassemblé plus de 100 000 participants de 120 pays, tandis que le Primavera Sound, plus traditionnellement indé mais de plus en plus urbain, a accueilli une foule stupéfiante de 220 000 personnes, dont 60 % venaient de l’étranger. Au printemps 2020, il est rapidement apparu que le vide laissé par les restrictions de déplacements aurait des répercussions sur les festivals d’été de Barcelone. En mai, les deux festivals ont annoncé qu’ils étaient annulés, mais qu’ils reviendraient dans des formats hybrides comme le streaming, le grand gagnant de l’année dernière.

Cruïlla est le troisième grand festival du centre-ville de Barcelone, plus orienté vers la musique nationale et les musiques du monde. La décision de « continuer à travailler » a été prise très tôt, ce qui a donné lieu à un nouveau format convivial Covid-compatible : le Cruïlla XXS. Le responsable de la communication, Marc Tapias, se souvient de l’expérience étonnante d’avoir « 800 personnes assises profitant d’un concert au Camp Nou, le stade du club de football Barça », l’un des lieux en plein air spectaculaires et inhabituels utilisés pour l’occasion. Parmi les autres événements notables organisés, citons la série de concerts Nits del Fòrum pour lesquels l’équipe du festival Primavera Sound s’est associée à d’autres promoteurs, et une initiative particulièrement réussie, Sala Barcelona, lancée par l’Association catalane des salles de concert (ASCC) en collaboration avec l’Institut de la culture de Barcelone (ICUB) au château de Montjuic, donnant un répit bienvenu aux salles de concert nocturnes et ramenant la musique live en ville.

L’avant-gardisme est profondément ancré dans l’ADN de Barcelone. Il n’y a donc pas eu de surprise lorsque les promoteurs musicaux de la légendaire salle de concert Apolo se sont associés à des chercheurs de l’hôpital Can Ruti pour organiser un concert test pilote pour un public de 500 personnes, sans distanciation sociale mais avec des résultats de tests antigéniques négatifs préalables. Ayant réussi à établir que le taux de contagion lors du concert était nul, ils sont allés encore plus loin et, fin mars, une cohorte de promoteurs locaux, de festivals, d’associations et d’autorités s’est réunie pour organiser le concert du groupe de rock catalan Love of Lesbian pour 5 000 fans à l’intérieur du Palau Sant Jordi. Les résultats ont été aussi positifs que pour l’Apolo. Barcelone a donc envoyé le message clair : si cela est fait correctement, même en période de Covid, la culture est sans danger (Culture is Safe).

Un message qui s’adresse clairement aux autorités sanitaires catalanes, dont la gestion de la crise, marquée par l’incohérence et l’improvisation, a rendu beaucoup plus difficile la production de tout événement culturel. Marc Tapias se souvient du « surréalisme des conférences de presse durant lesquelles les autorités sanitaires affirmaient du même souffle que les concerts étaient sans danger alors qu’elles demandaient aux gens de rester chez eux ».

Quelles leçons pour la ville et la culture peut-on tirer de 2020 ? Daniel Granados, de l’ICUB, se félicite de la manière dont le secteur s’est rassemblé, exprimant un besoin d’union et de « création de liens et d’une communauté de production pour les événements ». Officiellement reconnue comme un bien essentiel en Catalogne depuis septembre 2020, personne ne doute de l’importance de la culture. Mais il est urgent d’obtenir davantage de moyens financiers, de soutien et un cadre juridique pour permettre aux personnes à l’origine de la culture, des musiciens aux machinistes, d’être valorisées et de gagner simplement leur vie. Comme le dit si bien Albert Salmerón, président de l’APM (Association des promoteurs musicaux) : « la culture nous définit en tant qu’êtres humains […] et la culture doit être au centre des politiques de tout gouvernement ». ¡¡ Que viva la cultura…segura !! [Vive la culture… sans danger !]

 

 

Marushka Vidovic

 

Marushka Vidovic
Marushka Vidovic
En tant que journaliste musique (Radio Nova, Mondomix, Radio Gladys Palmera), productrice d'événements culturels (Mellow Productions) et entrepreneuse sociale (association NouPOPbcn.org) basée à Barcelone, Marushka a passé sa carrière à promouvoir et à défendre le pouvoir qu'a la musique de transformer, connecter et réconforter.

 

 

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