Le 12 décembre 2018, date marquant la 55 ème année de l’indépendance du Kenya, a été inoubliable pour Lemarti Lemar. Pour la première fois de l’histoire des musiques populaires du pays, un musicien-chanteur samburu originaire d’un village reculé du Centre-Nord, dans la Vallée du Rift, se produisait au stade Nyayo de Nairobi, l’enceinte sportive la plus connue du pays. « Une consécration et l’occasion pour ma communauté d’être enfin reconnue par le reste du pays » constate depuis la capitale kenyane le quadragénaire, quatre albums à son actif depuis 2015 et un nouveau en cours d’écriture.
Lemarti - Oyee Remix
« Grace à ma détermination », poursuit-il : « les maa ont retrouvé leur fierté culturelle. Et ma carrière est un modèle pour une nouvelle génération de chanteurs et de chanteuses de ma communauté. On ne nous avait jamais autant entendus ! » Pourtant, à l’exception de Lemarti, aucun de ces artistes n’ont enregistré un disque ou jusqu’alors provoqué l’intérêt d’un directeur artistique de Major Company. Comme s’il paraissait impossible que des « nomades » aux cheveux tressés à l’ocre rouge, incarnation d’une « Afrique éternelle » pour les safaris, puissent s’exprimer derrière un micro et employer les réseaux sociaux pour diffuser leurs messages.
Lemarti - Nkin’gasia
Toujours paré de son Shuka (couverture) lorsqu’il se produit sur scène, Lemarti Lemar est l’ambassadeur d’une communauté de prés de 300 000 kenyans sur 53 millions d’habitants. La minorité ethnique, dont l’économie repose encore largement sur la pratique d’un pastoralisme saisonnier, partage la même langue maa, (ainsi que la parure traditionnelle tels que les sautoirs Enkawera) avec les « cousins » masaï. Lemarti prépare d’ailleurs un morceau « de solidarité » avec « les frères et soeurs masaï de tanzanie du Ngorongoro et de Loliondo » : de l’autre côté de la frontière sud du Kenya, 150 000 d’entre eux sont menacés d’être déplacés de ces réserves naturelles - « sans leur consentement libre, préalable et éclairé » selon les Nations Unies-pour laisser place à une nouvelle réserve de chasse. Leur lutte, qui a fait le tour de la toile, figurera dans le nouvel album que Lemarti termine entre Nairobi et son village natal, dans un « home studio alimenté au solaire, car l’électricité n’est toujours pas arrivée chez nous ».
Depuis ce Kenya B, bien loin du cosmopolitisme culturel de Nairobi, Lemarti a développé un univers de reggae conscient et entêtant. Chanter en maa « n’a pas été au début compris par ma communauté » reconnaît le chanteur. « Ce n’était pas ce qui correspondait à la manière de faire selon la tradition. Mais finalement, j’ai été accepté. » Voix passée à l’autotune, qui a depuis fait flores chez ses héritiers, Lemarti s’inspire de la philosophie reggae pour prêcher « la paix et l’unité entre les communautés, mais aussi la protection de l’environnement et, quand il le faut, la révolution ».
Mpayon and Lemarti for Save the Elephants - L’Tome Nkaina (Elephant Hands)
Jusqu’à l’arrivée de Lemarti en 2015 sur les radios communautaires et les téléphones mobile du Nord Kenya, le répertoire samburu restait du domaine des ethnomusicologues, tels que le franco italien Giordano Marmone : un patrimoine oral - majoritairement masculin - accompagnant chaque étape de la vie ; en particulier le passage, adolescent, au statut de guerrier imuran, dont les vols de bétail, parfois instrumentalisés par des politiciens locaux, continuent à défrayer régulièrement la chronique régionale.
Lemarti, qui surveillait enfant les troupeaux de son père en jouant du njamunge, s’est affranchi musicalement au contact des demandes des clients occidentaux des safaris, où il fût longtemps guide : guitare sèche et feux de camps. En 2008, celui-ci se retrouve casté par le National Geographic dans une série documentaire qui est l’inverse de « Rendez-Vous en Terre Inconnue » : les producteurs envoient Lemarti au contact des Etats-Unis et de ses habitants. Cette percée aux USA - le Kenya est particulièrement americanophile - va lui permettre d’enregistrer son premier album, Scars to Stars, à Nashville. Et de s’imposer finalement comme la voix du Nord du Kenya. Les temps sont durs actuellement dans cette région sentinelle du réchauffement climatique. « J’ai perdu une partie de mes vaches à cause de la sécheresse », confie Lemarti : « Cela fait prés de deux ans qu’il n’a pas plu. Mais la vie continue. »
Nookisho & Lentir - Namelokai (Laikipia Rendition)
Nookisho, 26 ans, se rappellera toujours la période de soif qui affecta sa communauté au printemps 2000 : « C’était la saison des pluies mais rien ne tombait. De nombreux animaux mouraient, et près de la moitié d’entre nous nous sommes retrouvés sans aucune source de revenus. Les maa ont donc été forcés de transhumer vers les pâturages au pied du mont Kenya pendant un voyage qui a été plein de défis. » La jeune femme, originaire de Dol Dol, a tiré de ce souvenir d’enfance l’une des chansons emblématiques de Multisystem X, un duo qui entraine sa génération vers de nouveaux horizons musicaux empruntés par une foisonnante tribu de jeunes MCs maa en mouvement perpétuel : King Laiso, Dilla Tiffa, Pillaz Pilonje…
Multisystem X ft. King Laiso - Ronkayiang
King Laiso - Selenkeiyai
Dilla Tiffa - Meme Oh
Pilaz Pilonje - Sere
La notoriété de Multisystem X, qui emprunte nombre de ses chansons au ostinatos traditionnels, s’est diffusé à la vitesse d’un feu de savane sur les réseaux sociaux, appuyé par des clips ou le groupe affiche ses traditions, dont celle de « danser avec le cou », « pour nous la partie du corps la plus importante pour s’exprimer », explique en souriant Nookisho. Des »soirées » organisées sur les bords de l’Ewaso Nyrio (la rivière aux eaux marrons en maa) aux sonneries de téléphone portables de Maraval, la capitale du comté de Samburu, les enfants de Lemarti ont conquis toutes les générations. L’une des facettes les plus surprenantes du modeste mais prometteur écosystème qu’ils sont en train de tisser aux marges du music-business panafricain, sont les animations de mariages . Si les choeurs traditionnels accompagnaient hier les épousailles, des MC’S tels que Nookisho et Lentir animent en effet désormais les cérémonies, emportant les invités dans une magnifique ola de cous.
A quand une tournée « Samburu All Stars » sur le continent ? Une chose est sure : artistes des villes, attention ! Les maa des champs arrivent !