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Camp de la linière à Grande Synthe - © photo Than Lui

Asiles musicaux

Il existe une mondialisation musicale qui fait peu parler d’elle. Elle se déploie de campements en campements, via les failles des contrôles meurtriers des frontières européennes. Elle accompagne et soutient le désir de vivre, d’exister en tant que sujet sensible, de ceux et celles que l’on peut nommer exilé.e.s.

 

Se réfugier en musique, camp de la Linière, Grande-Synthe, novembre 2016

L’enceinte du Women Center diffuse une chanson du chanteur kurde Aram Shaïda.

Les femmes présentes se prennent par les doigts et commencent à danser en riant et en chantant. Quelques bénévoles se mêlent maladroitement à la danse, elles apprennent. Du Kurdistan irakien ces femmes circulent en Europe avec ces sons-là embarqués dans leurs téléphones reliés à YouTube, dans leurs mémoires, dans leurs gestes. La musique ouvre une faille dans le temps pesant du camp, celui de l’attente incertaine.

La scène est filmée, elle sera partagée avec des proches déjà passés en Angleterre d’autres en route ou restés au Kurdistan. Voyez, nous ne baissons pas les bras, nous sommes vivantes.

 

 

Certaines aiment aussi Beyoncé, les plus jeunes s’époumonent sur la Reine des Neiges. Elles regardent Pélikan TV, une chaîne kurde irakienne avec leurs enfants, soupirent devant les clips d’Ibrahim Tatlises avec leurs filles et tant pis s’il a renié ses origines kurdes pour servir les intérêts du pouvoir à Ankara, il chante de sa voix d’or de belles romances dans lesquelles se réfugier un moment.

 

 

Les clips, les extraits d’émissions de TV défilent sur les écrans, parfois fendus des téléphones. L’esthétique télévisuelle respecte les conventions des émissions de variétés internationales : présentateurs et présentatrices, plateau rutilant, mouvements de caméra qui dévoilent un public en miroir des regards portés sur l’écran et qui rappellent et instituent l’existence d’une communauté de goût.

Les clips mettent en scène des paysages de bord de mer, de montagnes familières, de fêtes joyeuses, les histoires sont celles d’amours déchirés mais puissants, de fiertés kurdes, d’odes à la nature. Souvent, des internautes amateurs ont bricolés les visuels. Bien sûr, ce travail alimente à moindre frais la grande machine à données, mais vu du camp, il est la preuve que des fans des chanteurs, les chanteurs eux-mêmes, ont pris la peine de poster ces contenus sur la plateforme, de les mettre en forme, de les commenter, d’en faire des covers, d’ajouter des images et des traductions etc… Les femmes de Grande-Synthe peuvent donc mobiliser et s’appuyer sur cette activité créative. La combinaison de ces ressources disponibles en ligne et via les téléphones leur permet de connecter leurs mondes, et d’en éprouver la réalité de situer leur aventure dans une histoire esthétique et culturelle.

Le camp de la Linière à Grande-Synthe était composé en grande majorité d’exilés kurdes irakiens. Dans leurs paysages musicaux, l’exil et la vie en diaspora sont omniprésents, composent des imaginations partagées d’une vie en exil possible.

Depuis d’autres exils se dessinent d’autres relations. Cela peut être, pour Nasseer, la psalmodie d’un verset qui rappelle que l’on est jamais seul sur la route, une chanson douce qui régule sa colère, pour Kingana celle qui rappelle l’amie laissée au pays, pour Amara celle dont les paroles donnent du courage et aident à ne pas renoncer à la vie.

 

 

Conjurer la peur, Emmaus, Grande-Synthe, juin 2018

Le camp de la Linière a brûlé. Les exilé.e.s kurdes sont plus précaires que jamais, mais déterminés à passer. Pourtant certaines familles sont en errance en Europe depuis plus de deux ans, comme ces toutes jeunes filles. L’une d’elle dit fièrement que depuis deux ans, elle danse la zumba partout en Europe avec sa maman. Le clip sur lequel elle danse aujourd’hui, encore et encore Asiles musicaux.

 

Cosmopolitique Calais 2020

Le jeune groupe Shishani, composé d’Omer et Loup Blaster, fait écouter ses compositions au Channel – Scène Nationale de Calais. Elles disent que l’amour se fout des frontières et qu’on peut lutter, que Calais est belle quand elle écoute les voix qui la traverse.

 

 

Les campements d’exilés sont des scènes locales fragiles, y prennent place de multiples performances musicales, à la fois celles des musiciens de passage, il y en a, et celles des auditeurs qui musicalisent les camps en jouant du téléphone et des enceintes portables.

Téléphone dans la poche, branchés sur YouTube dès qu’un peu de réseau le permet ils font alterner pop afghane, iranienne, éthiopienne ou kurde, Tiken Jah Fakoly, les derniers morceaux de rap US ou de variétés anglo-saxonnes jusqu’au tubes de Bollywood dans des agencements cosmopolitiques improbables ailleurs.

Ces espaces-temps musicaux sont parfois des refuges quand ils ouvrent la possibilité de reprendre des forces, de se retrouver et de se ressourcer, des espaces-temps à soi lorsque toute autre possibilité de faire ses propres choix semble vous échapper. Ils permettent d’agir sur le temps, de meubler l’espace sonore à son goût, pouvoir minuscule, mais salutaire pour conjurer la peur et l’absence, affronter la violence, convoquer la chance, tuer le temps, gouter le plaisir d’écouter les chanteurs interdits dans les pays que l’on a quitté, se relier au-delà des murs et barbelés, y croire encore.

 

 

Emilie Da Lage

Emilie Da Lage est enseignante-chercheuse en sciences de la communication, et présidente de l’association lilloise Attacafa. Elle mène une recherche sur la place de la musique dans les expériences de l’exil. Son travail de recherche a fait l’objet d’une chaîne de podcast et d’une exposition sonore Radio Fréquences Monde produit par Attacafa.

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