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Yehudi Menuhin et Ravi Shankar
Yehudi Menuhin et Ravi Shankar - © David Farell/Redferns

Quand les musiques “savantes” contemporaines se frottent aux sons du globe

Épisode 2. Après Debussy, qui initie un tournant dans les relations fructueuses entre musiques « classiques » et « traditionnelles » et/ou « du monde », les compositeurs contemporains – Boulez, Cage, Reich, Ligeti – n’ont eu de cesse d’enrichir leurs créations de sons venus d’ailleurs. Comme si la musique « savante » se régénérait auprès de traditions orales… Et vice-versa ! Grâce à leurs hybridations, émergent, jusqu’aujourd’hui, de nouveaux paysages… 

En 1889, lors de l’exposition universelle, qui « folklorise » et donne à voir comme des curiosités exotiques les hommes et cultures d’origines « lointaines », Claude Debussy (1862-1918) éprouve un coup de foudre pour le gamelan javanais et les musiques de la Cochinchine, dont il salue l’extraordinaire complexité. Dès lors, il mixe à sa musique, avec le plus grand respect, des éléments orientaux. Une porte s’ouvre… (voir épisode 1)

Dans son sillage et ses tendances extrême-orientales, des compositeurs hexagonaux s’engouffrent. Parmi ses héritiers directs, Olivier Messiaen (1908-1992) s’intéresse de près à la musique indienne. « Il les découvre dans l’encyclopédie musicale Lavignac, au travers d’un article et d’un tableau qui en recense tous les éléments rythmiques », explique le musicologue suisse Philippe Albèra. Dans ses œuvres, le créateur mixe des influences de Debussy, la mémoire du chant grégorien, des systèmes métriques inspirés de ragas indiens, des éléments indonésiens, ainsi qu’une forte propension aux influences religieuses et cérémoniales…»

Pli selon pli (Tombeau) - de Pierre Boulez par l’Ensemble Intercontemporain

 

L’essor de l’ethnomusicologie

En toute fin du XIXe siècle, avec des figures pionnières comme Bartók, l’ethnomusicologie apparaît dans ses formes primitives, pour se développer au long du XXe. En 1889, est inauguré le Musée Guimet, dédié aux arts asiatiques, et en 1937 le Musée de l’Homme. Des ethnomusicologues comme Simha Arom (1930-) révèlent comment fonctionnent des systèmes complexes d’organisation du temps… « Cette curiosité scientifique, la démocratisation des voyages, et des figures de proue comme l’aventurier et archéologue français Victor Segalen, proche de Debussy, contribuent à propager ces musiques de l’altérité… », constate M. Albèra.

Dans ce mouvement, Pierre Boulez (1925-2016), élève de Messiaen, s’approprie des influences asiatiques, orientales, s’inspire du théâtre Nô et du Gagaku, ces musiques de cour japonaises… Autant d’éléments à retrouver dans des pièces comme Le Marteau sans maître, ou Pli selon pli. « Chez lui, la qualité du son, sa vivacité dans l’air, la résonnance des instruments deviennent prépondérants, poursuit le musicologue. Comme de nombreux contemporains, il va tâcher de comprendre comment fonctionnent ces musiques, de même que leur mode de pensée, qu’il va transposer dans une philosophie occidentale », renchérit le compositeur Benoît Sitzia, directeur de l’orchestre de musique contemporaine Ars Nova. De même, un compositeur comme Jean-Louis Florentz (1947-2004), aussi élève de Messiaen, entame des démarches de collectages approfondies aux Antilles, en Polynésie, au Kenya, en Éthiopie. « Il s’empare des musiques glanées sur la planète de façon poétique et les métamorphose », éclaire-t-il.

La musique spectrale, apparue en France à la fin du XXe avec des musiciens tels Gérard Grisey (1946-1998) et Tristan Murail (1947-) s’inspire aussi des sons et philosophies d’ailleurs. « Avec tous ses apports, le temps musical devient non directionnel, explique Philippe Albèra, Désormais, il ne tend plus vers un but déterminé, comme dans la forme sonate ou le drame symphonique. Il se pare d’une dimension contemplative, verticale, inspirée de l’Asie… »

Music for 18 musicians - de Steve Reich par le Temple University Percussion Ensemble

 

Bouddhisme et pygmées 

Outre-Atlantique aussi, aux États-Unis, les compositeurs naviguent vers des paysages lointains… Ainsi, John Cage (1912-1992) a été fortement marqué par les musiques africaines, indiennes, et surtout par le bouddhisme et le zen, qui parcourent son œuvre comme une respiration. De même, Steve Reich (1936-) a puisé différentes matières en Indonésie, dans les polyrythmies pygmée, en Gambie et les a incorporées à sa musique… Par exemple, la foisonnante Music for 18 musicians reflètent ces riches sources.

Stimmung - de Karlheinz Stockhausen par l’Ensemble SoloVoices

 

Ailleurs, en Allemagne, Karlheinz Stockhausen (1928-2007) tire profit des musiques de Ceylan, du Japon, ou du chant diphonique mongol comme dans Stimmung… En Hongrie, György Ligeti (1923-2006) forge ses Études pour piano ou ses Concertos, autour de sa connaissance des polyrythmies des pygmées Aka, de rythmes africain, arabes… Benoît Sitzia remarque : « C’était un acte militant, politique, par rapport à l’esprit de Darmstadt où il enseignait. Là-bas, régnait l’abstraction pure et dure… » Émerge aussi, comme il l’explique, à l’issue des deux conflits mondiaux des « folklores imaginaires » : « Des compositeurs réinventent des mélodies qui ressemblent à s’y méprendre à des berceuses, des danses traditionnelles… Le but ? Retrouver ses racines, ré-inventer un folklore rêvé. Un exemple ? La Musica Ricercata de Ligeti… »

Chôros n° 1 - de Heitor Villa-Lobos par Gaëlle Solal

 

Dans le même temps, au XXe siècle, les lieux de créations de la « musique savante » se décentrent, proposant d’autres couleurs. Au Brésil, un créateur comme Heitor Villa-Lobos (1887-1959) puise dans la luxuriance de la forêt amazonienne ou dans les rythmes populaires de son pays (choro, samba…) sa force créatrice. Le Chinois Wen-Deqing (1958-) glisse dans sa musique des références à la culture de son pays – philosophie, peinture, calligraphie. De même que le Japonais Toru Takemitsu (1930-1996), compositeur de musiques de films, pour Kurosawa par exemple, et chef de file de la « musique classique japonaise » combine sa passion pour la musique française (Debussy, Satie, Messiaen), avec des particularités nippones comme les instruments traditionnels, l’attachement à la nature ou le Gagaku…

Ajal - de Zad Moultaka avec l’ensemble Ars Nova, Nadia Tomb-el Hage et Gabriel Yammine

 

Du contemporain au Béarn

Et aujourd’hui ? Si la mondialisation, les réseaux sociaux ou les plateformes de streaming, permettent à chacun d’écouter, de s’approprier naturellement la musique des autres et de s’en inspirer, certains musiciens contemporains continuent de régénérer leur langage au contact de musiques du monde et/ ou traditionnelles. C’est le cas de Benoît Sitzia et d’Ars Nova qui défendent des écritures musicales plurielles et actuelles. Ainsi, parmi ses nombreuses escapades, comme avec le compositeur libanais Zad Moultaka, l’orchestre collabore-t-il depuis peu avec la compagnie béarnaise Hart Brut, et des musiciens du groupe Artús, entre rock progressif et musique traditionnelle gasconne. Une expérience réjouissante : « En apparence, tout nous oppose, à commencer par l’écriture versus l’oralité. Au final, nous retrouvons des sources communes au Moyen Âge, et nos collaborations se sont montrées enthousiasmantes : un apport créatif génial, une ouverture à la transmission orale, etc. »

Pour le compositeur, les musiques traditionnelles et du monde permettraient même aux musiques dites « savantes » de sortir d’une impasse délicate… « La création musicale actuelle se coupe de ses racines, dans une sorte de course au progrès, avec des techniques toujours plus étendues et des inventions d’écritures alambiquées. Chaque compositeur élabore son système et il faut environ vingt pages de notice, pour déchiffrer une partition. Au final, malgré tous les efforts déployés, se généralisent une sorte de grisaille, des créations ultra normées… À l’inverse, le contact avec les musiques traditionnelles amène une bouffée d’air ! »

Ravi Shankar  et Yehudi Menuhin

 

 

Des stars de la world Music en grand orchestre

En aller-retour, des artistes estampillés « musiques du monde » ont désiré confronter leurs langages aux musiques classiques. Parmi les exemples les plus célèbres, le maître de la musique indienne Pandit Ravi Shankar (1920-2012) a mêlé ses ragas dans les années 1960-1970 aux musiques classiques au fil de collaboration avec Yehudi Menuhin ou Zubin Mehta ; le prodige de la kora Toumani Diabaté (1965-) a frotté, lui, sa kora avec le London Symphony Orchestra en 2008, qui a donné naissance au sublime disque Kôrôlén ; et la diva béninoise Angélique Kidjo (1960-) a collaboré avec le musicien minimaliste américain Philipp Glass en 2015. Sans oublier le quatuor à cordes californien Kronos Quartet qui a fait vibrer ses archets aux côtés de Rokia Traoré ou du Taraf de Haïdouks. « Il existe désormais de véritables collaborations, avec des intentions tangibles de rencontre entre les deux parties qui créent des terrains de jeux communs, des nouvelles esthétiques… », conclut Benoît Sitzia.

Ou comment de la rencontre, du métissage, sans hiérarchie, entre les musiques « savantes » et les musiques traditionnelles et populaires, surgissent de magnifiques nouveaux langages…

Haïnamady Town - Toumani Diabaté And The London Symphony Orchestra

 

Vers l’épisode 1 : “Musiques traditionnelles : un nouveau souffle pour le « classique »”

 

 

Anne-Laure Lemancel

© Anne-Laure Lemancel
© Anne-Laure Lemancel

 

Après des études de littérature et de musicologie, Anne-Laure Lemancel exerce depuis quinze ans, comme journaliste musicale (mais pas que…), pour différents médias : RFI, Les Inrocks, (ex) Mondomix, La Terrasse, etc. Elle a également réalisé des sujets pour Tracks  et Gymnastique (Arte) et a sorti en 2020, son premier long-métrage documentaire en co-réalisation avec Nicolas Devienne Le Jazz leur est tombé sur la Tête sur le festival Jazz in Marciac et travaille actuellement sur d’autres projets cinématographiques.

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