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Manifestation durant la grève nationale colombienne de mai 2021, Medellín
Manifestation durant la grève nationale colombienne de mai 2021, Medellín - © Oxi.Ap from Medellín

Musique et résistance : paysages sonores de la grève nationale de 2021 en Colombie

Des cuillères en bois s’entrechoquent contre des casseroles en métal. Des tambours et des voix entonnent le bullerengue parmi les manifestants dans les rues. Des rappeurs fustigent la violence d’État sur les réseaux sociaux. Des adeptes de voguing s’agitent devant des brigades antiémeute armées jusqu’aux dents. Des chars avancent et des projectiles sont tirés sur une multitude de voix qui scandent à l’unisson : « Résistance, résistance ». Durant quelques mois au cours de l’année 2021, la grève nationale en Colombie a revêtu une force imparable, ragaillardie par la musique qui est si indissociable de la culture du pays. Face à la violence et à l’injustice, les artistes sont descendus dans la rue et ont emporté avec eux leur art pour guérir, unir, résister et dénoncer.

La grève nationale de 2021 en Colombie a débuté le 28 avril, suite à la proposition d’une nouvelle réforme fiscale - la protestation s’est poursuivie et s’est transformée en une vaste mobilisation contre le gouvernement d’Ivan Duque, la violence d’État, la pauvreté, la corruption et les inégalités. Ces manifestations ont conduit à la mort de 80 victimes civiles aux mains de la police, à la disparition de plus de 800 manifestants et à d’innombrables violations des droits de l’homme, notamment à l’encontre des étudiants et de la jeunesse. La grève a abouti à la destitution du ministre des Finances Alberto Carrasquilla ainsi qu’au retrait du projet de réforme fiscale, mais à l’instar des grèves des années précédentes, il n’y a pas eu de véritable réponse aux revendications historiques concernant la violence d’État continue dans le pays. C’est au travers de la musique que les artistes colombiens ont pu faire valoir ces revendications au monde, en utilisant l’art comme un moyen d’unir le peuple et de transmettre un message plus fort.

Les manifestations ont vu émerger de nombreux nouveaux artistes de tous horizons dénonçant dans leurs chansons les inégalités et la violence d’État. Ces artistes, dont beaucoup sont originaires des régions les plus marginalisées et les plus violentes de Colombie ont su utiliser l’art pour transmettre des émotions collectives complexes, allant du désaccord et de la colère à la tristesse et au désespoir, en passant par l’espérance et l’unité.

Jhon Jota - Resistencia

C’est le cas de John Jota, un rappeur de 20 ans issu de la communauté indigène Nasa du département du Cauca en Colombie qui chante : « Je marche au mot et le mot est résistance / Ma seule armure est mon art ». Sa chanson « Résistance » évoque les réalités violentes de son pays et exhorte les manifestants de Cali, la capitale du Cauca, en envoyant au président le message que « le peuple tient bon ».

D’autres artistes hip-hop colombiens, comme le jeune Hendrix Hinestroza, ont profité de leur influence et du pouvoir des réseaux sociaux pour dénoncer l’injustice sociale par le biais du hip-hop, démontrant ainsi que les outils numériques peuvent être un moyen efficace de protestation moderne.

Les mobilisations ont aussi souvent été accompagnées de groupes de bullerengue, un genre musical des Caraïbes colombiennes caractérisé par des tambours africains et des chants de femmes qui invitent les foules à répondre à des questions. En utilisant les sons du bullerengue traditionnel, ces groupes invitent les manifestants à se joindre aux chants et aux danses, créant ainsi des exutoires et une guérison collective face au chagrin. De nouvelles chansons ont émergé de ces espaces bullerengue, par exemple la chanson « Guayabo » du groupe La Perla, un groupe entièrement féminin que l’on a souvent vu jouer et défiler aux côtés des manifestants à Bogota.

La Perla - Guayabo

 

La chanson est une description cinglante de la violence étatique colombienne et de la lutte du peuple pour la paix, s’adressant directement au gouvernement et faisant référence aux slogans de la grève dans ses paroles : « Ils nous ont tellement volés que nous avons même fini par perdre notre peur ». Elle incorpore également des éléments de l’environnement sonore de la manifestation, comme les bruits de personnes frappant dans des casseroles et des poêles vides en guise de protestation.

D’autres artistes ont aussi été inspirés par les événements et les chants des mobilisations, comme Edson Velandia et Adriana Lizcano, qui ont réalisé deux clips musicaux satiriques durant les grèves nationales, s’attaquant aux nombreuses perceptions par la droite des manifestants qui insinue que les protestataires sont des paresseux qui veulent tout gratuitement ou sont infiltrés par des groupes armés. Le premier single, « Todo Regalao », renverse ce récit en affirmant que c’est la classe dirigeante qui veut tout gratuitement, dénonçant les exonérations fiscales, l’utilisation abusive des fonds publics et la corruption avec des paroles telles que : « Les perles de la reine ; nous les payons / Le salaire du sénateur fainéant ; nous le payons / Pourquoi les riches veulent-ils tout gratuitement ? ».

Edson Velandia & Adriana Lizcano - Todo Regalao

 

La chanson El Infiltrado, reprend un chant populaire de protestation anti-police dans lequel de grandes foules sautent ensemble tout en scandant : « Si tu ne sautes pas, tu es un flic ». En utilisant le même rythme de base du chant, Velandia et Lizcano sautent en chantant : « Si tu ne sautes pas tu es l’infiltré / Tout le monde sait qui infiltre les marches / Les indigènes le savent, les LGBTQ le savent / Les étudiants le savent, les camionneurs le savent / Si tu ne sautes pas tu es l’infiltré ». La chanson insinue que les infiltrés pourraient être les policiers, et elle célèbre également le démantèlement de monuments coloniaux pendant les manifestations et s’adresse directement au président et au gouvernement comme à des criminels.

Edson Velandia - El infiltrado

 

D’autres artistes nationaux déjà connus ont participé activement à la grève nationale avec des performances musicales pour combattre l’indifférence des civils. Par exemple, la performance a cappella surprise dans le métro de Medellín, des artistes La Muchacha, Briela Ojeda et Lianna. Laissant leurs voix percer le silence du train, les artistes chantent : « Ici, quand les gens font grève, l’État tire ».

Lianna, Briela Ojeda y La Muchacha - Aquí la gente para, el Estado dispara, la canción sobre el Paro Nacional

 

Le rôle des orchestres nationaux et des groupes musicaux se produisant en public a également aussi beaucoup pesé pendant la grève nationale, les musiciens présentant des formes alternatives ou créatives de protestation pour demander la paix et attirer l’attention du public sur la question.

Enfin, des artistes colombiens de renommée internationale tels que Shakira, Kali Uchis, Aterciopelados, Lido Pimienta et le groupe Chocquibtown ont publié des déclarations de soutien au peuple colombien et contre la violence, utilisant leur notoriété pour attirer l’attention sur la situation en Colombie. Par ailleurs, certains artistes n’ayant pas utilisé leurs plateformes internationales pour montrer leur soutien ou perçus comme restant impartiaux, comme le chanteur de reggaeton J Balvin, ont subi d’énormes réactions négatives et perdu bon nombre d’abonnés sur les réseaux sociaux.

Les chants utilisés durant la grève nationale sont également devenus des éléments musicaux clés qui ont façonné les motivations et les revendications. L’un des hymnes de la grève était une réinterprétation de la chanson omniprésente et mondialement connue Bella Ciao - mais cette fois, adaptée pour demander la destitution du président, Ivan Duque : « Duque Ciao ». Les paroles ont été adaptées : « Si votre gouvernement continue à tuer, nous n’arrêterons pas de marcher ».

Duque Chao

 

D’autres chants ont été adaptés aux musiques et danses populaires des hauts lieux de la protestation, comme le genre musical Salsa Choque de Cali. Ce mélange de salsa, de reggaeton et d’afrobeat de la côte Pacifique a été amené à Cali par les populations afro-colombiennes déplacées de force de Tumaco en raison du conflit interne. Cali est l’une des villes où la résistance et la violence ont été les plus fortes durant la grève nationale, alors incorporer des chants à ce rythme vivant sur lequel les gens pouvaient danser est devenu une source d’unité. Dans cette vidéo, une foule de personnes danse la Salsa Choque et chante un chant qui vilipende l’ex-président de droite Álvaro Uribe avec les paroles « 1, 2, 3 Uribe paramilitaire ».

1, 2, 3 Uribe Paraco

 

D’autres formes de résistance créative par la danse ont été observées dans les actions de la communauté LGBTQ, un groupe clé pendant la grève nationale qui a toujours protesté contre la violence policière. Une vidéo Instagram virale montrait trois danseurs masqués, Axid, Neni Nova et Piisciis, dansant le voguing devant des membres lourdement armés de la police antiémeute sous les acclamations de la foule qui manifestait sur la place centrale de Bogota.

 

Cette forme de résistance musicale queer et la bravoure dont il a fallu faire preuve pour l’exécuter dans un tel contexte de répression étatique sont expliquées plus tard par Piisciis, sur son compte Instagram : « Dans des moments comme ceux-là où nous sommes censurés, l’art doit continuer à être le chemin vers la lumière et la visibilité dont nous avons besoin… Quand nous élevons nos corps et nos voix, le monde nous écoute ».

Puisque des grèves nationales aux revendications similaires ont lieu depuis 4 ans, de nombreux chants et chansons portent les revendications des grèves précédentes, rappelant aux gens cette indignation de longue date. Citons comme exemple, l’hymne de la grève nationale de 2019 Yo Marché de Ninio Sacro qui a été largement partagé en 2021, car il compilait les doléances du peuple en 2019, semblables de très près à celles de 2021.

Ninio Sacro -Yo Marché

 

En outre, de nouveaux hymnes mettant sur le devant de la scène des acteurs clés de la grève nationale ont émergé en 2021, notamment l’hymne de la garde indigène mettant en avant l’organisation nationale Minga des peuples indigènes, « Por mi raza, por mi tierra / Pour ma race, pour ma terre ».

Parranderos del Cauca ft. Andrea Echeverry, Ali Aka Mind, Amós Piñeros, Chane Meza, La Perla, Carlos Arturo Villamarin, Derly Eliced Musse Pasu, Eulalia Yagari y Gregorio Merchan - Himno de la Guardia Indígena - Guardia Fuerza 

 

Chantant à tue-tête, tous unis dans une lutte commune, bercés par la musique et les chants de soutien et menés par des artistes, les Colombiens sont descendus dans la rue pendant près de 4 mois. Même si la grève nationale s’est finalement éteinte en laissant derrière elle un peuple affligé et en désaccord, l’héritage musical de la grève reste le témoin de la résistance contre la violence, et un antidote à l’oubli dans l’imaginaire collectif du pays.

 

Cet article est le résultat d’un projet collaboratif entre #AuxSons et Alejandro Abbud Torres Torija, professeur à Sciences Po Paris Campus Reims, et contributeur régulier d’#AuxSons. Dans le cadre du cours “Sons du monde : la musique comme miroir de l’intime et du collectif” des étudiants internationaux de Sciences Po Paris Campus Reims se sont penchés sur les liens entre musiques des quatre coins du monde et enjeux sociopolitiques. 

 

 

Gabriela Franco Prieto et Emilie Chaumartin

Gabriela Franco Prieto est une activiste climat colombienne, actuellement étudiante en sociologie et en économie à Sciences Po. Elle a activement participé à la grève nationale de 2021 en Colombie, travaillant aux côtés d'organisations étudiantes usant de l'art, de la musique, et d'autres formes créatives de mobilisation pour porter leurs contestations. Elle est membre de Pacto X El Clima et de Fridays For Future Colombia. Elle a co-fondé l'association étudiante ALAS (Association of Latin American Solidarity).

Emilie Chaumartin est une étudiante française de 21 ans en humanités politiques à Sciences Po. Elle aimerait travailler dans l'anthropologie ou la géopolitique environnementale. Elle pratique le ballet depuis l'enfance et trouve que la musique est un outil puissant pour révéler les émotions.

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