Critique

«Space Funk», casques à la pointe

Le label anglais Soul Jazz sort une compilation de quinze raretés electro funk de groupes inconnus, aux messages souvent militants.
par Charline Lecarpentier
publié le 5 janvier 2020 à 17h06
(mis à jour le 6 janvier 2020 à 17h51)

Bien avant Guion Bluford, le premier Afro-Américain envoyé en mission spatiale en 1983, la musique noire avait entamé son expansion dans l'espace. Une nouvelle compilation du label anglais Soul Jazz encapsule 15 titres rares qui témoignent de cette «afro futurist electro funk» nourrie de science-fiction et d'ordinateurs, passionnant sas entre le funk des seventies et la proche révolution de la dance music.

La période balayée à coups de lasers, voix robotiques et expérimentations synthétiques débute en 1976, l'année où l'humain a sondé physiquement Mars pour la première fois. La réédition de ces titres à la fin des années 2010 n'est pas non plus fortuite : sortis à l'époque sur des labels indépendants, dont les vinyles atteignent parfois un montant stratosphérique, ils sont désormais accessibles et permettent de documenter tout un pan de l'afrofuturisme, ce mouvement culturel émancipateur pour les afro-descendants, nourri d'anticipation et de sublimation de la condition d'alien qui intéresse de nouveau beaucoup, cinq décennies après Sun Ra, notamment grâce à sa puissance d'imaginaire. On redécouvre les pionniers, telle l'auteure de science-fiction afro-américaine Octavia E. Butler, qui fut récemment l'objet d'une exposition à la Gaîté lyrique à Paris, pendant qu'une nouvelle génération d'artistes se réinvente ou que le grand public s'enthousiasme pour Black Panther, les albums de Janelle Monáe ou encore Shabaka Hutchings.

Groove. Les explorateurs réunis sur cette compilation sont bien plus anonymes : Jamie Jupitor, Solaris, Robotron 4, Juju & The Space Rangers ou Rodney Stepp, des artistes cachés sous des casques bien avant Daft Punk, qui ont inspiré à ces derniers l'usage du vocodeur, à l'effet implacable sur le dancefloor, surtout quand il était accompagné de la «robot dance», popularisée par les Jackson Five en 1974 avec Dancing Machine. Le mouvement était alors total : la même année, Stevie Wonder plaçait lui aussi l'espoir à des milliards d'années-lumière de la Terre sur Heaven Is 10 Zillion Light Years Away. Sur les raretés collectées ici, le groove métronomique reste à apprivoiser, faisant rouler ses rouages entre les synthés et les cuivres, et des intros étirées en plat de résistance, avec parfois de longs solos de guitares rappelant Frank Zappa. Tout le monde n'a pas les moyens de partir en fusée mais les seventies offrent d'autres solutions démocratiques pour planer en collectivité, et le pionnier de l'espace ici n'est pas Neil Armstrong mais Parliament-Funkadelic. Sur Seven (We Are) de 7 Below Zero Band, c'est l'aire de lancement de l'electro-funk, sur une base boogie-disco radieuse, des sabres lasers tirés des premiers trips de Star Wars et des guitares croisant leurs éclairs. Les voix métalliques sont scratchées, le turntablism paré à ses futurs décollages et la virtualisation des cuivres coupent quand même le souffle.

Missile. Sur Space Invaders, Solaris raconte quant à lui une partie du jeu d'arcade en direct, avec ces aliens qui «veulent seulement danser». Ce n'est que le début de l'influence de la musique 8-bit sur la musique électronique. L'ordinateur est encore objet de désir (les titres s'appellent Computer Power, Computer Games, Computer Funk), c'est un fantasme à usage spatial, car s'il est bien branché dans nos prises aujourd'hui, le tout premier ordinateur compact avait embarqué sur la mission Apollo 11. Plus loin, Electro-? est la question posée par un titre de Robotron 4, alias Johnny Davis Lewis qui, après enquête sur Discogs, s'avère être l'une des voix authentiques du plus fake des duos, Milli Vanilli.

Malgré son antigravité, cette musique hédoniste dévoile souvent sa face politique et militante, comme le sera la révolution dance music qui jaillit déjà. Ainsi, Fly Guy and the Unemployed (1982), du Californien Ramsey 2C-3D, est un missile à l'adresse du programme spatial de Reagan à Washington : «D.C. est dans l'espace / D.C. se fout de la race humaine», dézingue une voix robotique railleuse, avec une production à s'en luxer les genoux, dans les pas de Cybotron (Juan Atkins) à Detroit, qui fait un grand bond pour l'humanité qui danse puisqu'on appellera bientôt sa musique «techno».

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