Récit

Musique et Brexit : vers l’accident industriel ?

Elle pèse son poids dans le rayonnement culturel du Royaume-Uni. L’industrie musicale britannique vit l’impréparation du Brexit avec inquiétude et se mobilise pour tenter de limiter les dégâts.
par Lucas Minisini, Illustration Neal Fox. CIA
publié le 4 octobre 2019 à 19h16

C'est la première fois que Charles de Cabarrus joue devant une foule aussi vaste et compacte. 50 000 personnes au bas mot, bière à la main et mouvements de tête ad hoc. Nous sommes fin août à Leeds, et Blossoms secoue le public. «Juste après Billie Eilish et juste avant Post Malone», précise aujourd'hui en souriant le musicien de session français qui accompagne sur scène ce groupe de Stockport, une petite ville cramponnée à Manchester. Lui n'est pas du coin : cet homme de 23 ans habite à Paris, vient de Meudon, dans les Hauts-de-Seine, et bosse avec la formation anglaise depuis un an maintenant. Avec eux, il a établi un «lien affectif fort» et gagné une place de titulaire pour une bonne partie des dates de concerts à venir, notamment la prochaine tournée américaine avec, pour finir, une performance déjà planifiée lors d'un grand festival à Mexico, «aux côtés des Strokes de Julian Casablancas». Pas loin du boulot de rêve pour le guitariste. Pour peaufiner ses futurs concerts, il multiplie les allers-retours : journées de répétition à Manchester, nuits d'hôtel à Stockport, longues discussions avec le groupe. Ces dernières sont parfois un peu plus moroses que prévu. «Ils veulent me garder parce que je fais bien le job, raconte Charles de Cabarrus. Mais ça ne sera peut-être pas aussi simple.» Bien que d'une nature «optimiste et confiante», le jeune musicien, attablé en terrasse à Paris en cette fin septembre, hausse les épaules, presque fataliste : «Je pourrais perdre mon job en Angleterre à cause de tout ce qui se passe actuellement.»

«Tout ce qui se passe actuellement», c'est le Brexit. La date butoir pour une sortie anglaise de l'Union européenne est désormais fixée au 31 octobre. Si aucun accord n'est trouvé avant le 19, elle sera décalée. Encore. Et ensuite ? Aucune idée. Beaucoup parlent d'«une forme de paralysie dans laquelle nous sommes obligés de vivre au quotidien». Dans le chaos ambiant déclenché par le vote de 2016, rien n'est encore réglé. Et l'industrie de la musique, l'une des plus importantes pour l'image du Royaume-Uni, commence à s'inquiéter sérieusement. «C'est un trou noir vers lequel nous sommes tous attirés en tant que professionnels de la musique, souffle Tom Gray, chanteur du groupe de rock indé britannique Gomez. Et comme n'importe quel trou noir, on sait très peu de choses sur ce qui arrive une fois qu'on l'a traversé.» Il marque une pause. «C'est terrifiant.»

«Une blessure mortelle pour toute la filière»

Une inquiétude que le musicien, qui est aussi patron de PRS For Music, l'une des structures qui collecte les droits d'auteur des professionnels britannique de la musique, ressent depuis l'annonce du référendum du 23 juin 2016. A l'époque, l'industrie musicale anglaise était déjà mal en point : ventes de disques en déclin, les revenus du streaming peinant à prendre le relais. Les artistes tentaient de surnager dans cette ère «post-Internet». «Nous sommes des créateurs, explique Tom Gray, mais en même temps nous devons être des petits chefs d'entreprise. Gagner sa vie se fait désormais grâce au merchandising, au marketing en ligne, et parce que nous pouvons faire connaître et jouer notre musique dans l'Europe entière. Est-il seulement possible de faire sans le reste du monde ?» Probablement pas. Dans le monde de la musique, personne - à part «quelques vieux rockeurs des années 60» - n'a voté en faveur d'une sortie de l'Union européenne. Rien de bon ne pourrait en sortir, répète Tom Gray, il faut pouvoir se déplacer rapidement et librement à travers le continent pour survivre. «La disparition de la liberté de mouvement serait une blessure mortelle pour toute la filière.»

Ce coup donné à toute une industrie pourrait prendre plusieurs formes à en croire les professionnels. La première, et sûrement la plus violente, concernerait l'organisation des concerts. «Un Brexit dur serait une apocalypse pour les tournées européennes», selon Tom Gray. Les files d'attente s'allongeraient dans les gares et les aéroports, il faudrait prévoir des jours supplémentaires entre deux dates, renoncer à certaines d'entre elles. «Je me souviens d'interminables discussions avec des agents anglais à ce sujet, précise Antoine Voisin Massé, qui travaille chez The Talent Boutique, producteur des concerts de Baxter Dury ou Metronomy. L'impact sur les coûts de tournée, entre les hôtels et les repas, serait immense.» A cela il faudra rajouter un possible visa et d'autres formalités administratives coûteuses, comme le carnet ATA. «Il existe en Suisse, par exemple, où il coûte entre 350 et 550 euros. Dans ce formulaire, les groupes doivent noter tous les éléments entrant et sortant du pays, explique le bookeur basé en France, les instruments comme le merchandising. Ça coûte cher, mais ça prend surtout énormément de temps puisqu'il faut lister jusqu'au nombre de câbles qu'on apporte !»

Les Anglais ont déjà bien connu ce genre de galères. Tous les vieux du métier ont encore en tête les anecdotes d'une époque révolue - avant l'Union européenne - où les équipes de tournée ramassaient les bouts de baguettes de batteur brisées pendant des concerts trop excités. «Si vous aviez fait rentrer 400 baguettes, il fallait rapporter les 400, même en mille morceaux», raconte le leader des Undertones, Feargal Sharkey, dans le quotidien anglais The Independent.

«Une prison culturelle»

Il faut ajouter à cela la crainte que les droits d'auteur deviennent plus difficiles à récupérer pour les artistes britanniques écoutés dans le reste de l'Europe. Et les disquaires indépendants qui anticipent déjà des difficultés à s'approvisionner en nouvelles sorties stockées dans les hangars des mastodontes de l'industrie, localisés en Europe, notamment en France. «C'est l'épée de Damoclès au-dessus de nos têtes actuellement», ajoute tristement Antoine Voisin Massé. Une ombre dont les effets ne sont déjà plus vraiment théoriques. Certains grands labels ont contraint les disquaires à avancer les dates de leurs commandes, pour s'assurer que tout arrive dans les temps. Pour les festivals à venir, les artistes exigent des plages horaires plus tardives en soirée : en cause, la crainte d'être retenus des heures à la douane. «Le Brexit est le symptôme d'une politique populiste déjà en place, raconte Tom Gray. Cet été, il n'était déjà pas simple pour un musicien du Maghreb ou d'Afrique de se produire dans les festivals britanniques. Certains se sont vu refuser leur entrée sur le territoire !»

Face aux innombrables problèmes que crée le Brexit et aux inquiétudes sur l'emploi, le secteur de la musique semble être peu de chose. Mais l'industrie musicale britannique n'a pas prévu de se laisser faire. L'organisation Musicians' Union, qui rassemble plus de 30 000 acteurs de la filière, a lancé une pétition qui a déjà réuni 15 000 signatures et demande l'instauration d'un visa abordable et facile d'accès pour les musiciens. Interventions télévisées, campagne sur les réseaux sociaux, tous les moyens sont bons pour faire bouger les lignes. L'increvable Bob Geldof, ex-leader du groupe punk Boomtown Rats devenu initiateur du Live Aid, a même rédigé une lettre ouverte alarmiste : «Nous sommes sur le point de faire une très grave erreur concernant notre industrie musicale géante et le grand vivier de talents pas encore découverts sur cette petite île.» Une petite île qu'il décrit comme une «prison culturelle» en devenir. Efficace ? Pas tout à fait. «Il n'y a pas eu le moindre changement, la moindre mesure annoncée, rien», regrette Tom Gray, navré que la culture soit rarement prise au sérieux dans son pays. «Elle n'a jamais été une des priorités de nos politiques.»

Devant l'impréparation et le flou généralisé, beaucoup d'acteurs de la musique britannique comme du reste de l'Europe préfèrent ne plus penser au Brexit et font comme si de rien n'était. «Pour l'instant, on serre les dents, rit Charles de Cabarrus. Et puis c'est tellement n'importe quoi la gestion du Brexit qu'on pourrait en être toujours au même point d'ici cinq ans !» Tout serait pareil, sauf peut-être la musique composée pendant ces années-là. A la manière du punk anglais, né de l'austérité économique et de l'état de déliquescence de la société britannique des années 70, une nouvelle façon de composer, de jouer, pourrait voir le jour selon le guitariste. Si ce n'est pas déjà le cas. Tom Gray : «La musique vénère et anxieuse est devenue la bande originale du Royaume-Uni en 2019. Nous essayons de ne pas penser à ce Brexit, mais ça revient toujours. Partout.»

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