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Drapeau du Zimbabwé & Mbira
Drapeau du Zimbabwé & Mbira - © D.R.

Zimbabwe : d’un combat à l’autre

Lorsqu’en 1980 Bob Marley a donné un concert historique pour célébrer l’indépendance du Zimbabwe, se doutait-il que le « chimurenga », le combat pour la liberté, ne faisait que commencer dans ce pays ? Retour en musique sur 40 ans d’histoire…

 

C’était il y a exactement 40 ans, en 1980 : le Zimbabwe accédait enfin à une réelle indépendance. De longues années de violence s’achevaient. Ian Smith, l’artisan du régime ségrégationniste local, tout à fait comparable à celui de l’apartheid, avait juré que « jamais, même dans mille ans », les Noirs n’auraient le pouvoir mais la guérilla marxiste l’avait emporté. L’heure était à la fête. Le prince Charles, en tant qu’héritier du trône britannique, était à Salisbury (qui allait vite devenir « Harare ») pour remettre aux autorités du nouvel État le texte de la Constitution. L’Indienne Indira Gandhi, le Tanzanien Julius Nyerere, le Mozambicain Samora Machel et l’Ougandais Yoweri Museveni avaient également fait le déplacement mais la vedette des célébrations était sans conteste Bob Marley.

En cette nuit du 17 au 18 avril 1980, au stade Rufaro, le chanteur jamaïcain s’est produit vers minuit. En passant par Londres, il avait ramené 21 tonnes de matériel, transportées à ses frais dans un Boeing 707. Dehors, des milliers de spectateurs qui n’avaient pu entrer protestaient, avant d’être dispersés à coups de gaz lacrymogènes. Finalement, après les discours, après le lent et solennel remplacement de l’Union Jack par un nouveau drapeau, vert, jaune, rouge et noir, plus de 30 000 personnes ont follement dansé et chanté, accompagnant de leurs jambes, de leurs bras et de leurs voix les appels à l’unité africaine de l’ambassadeur du reggae. Lorsque les choristes ont entonné Zimbabwe, une nouvelle composition, gravée sur l’album Survival l’année précédente, la foule est devenue comme folle. L’ambiance était électrique, le moment historique. S’il était possible d’établir une liste des concerts les plus importants du vingtième siècle, cette prestation de Bob Marley – qui n’avait plus que quelques mois à vivre – y figurerait en bonne place.

Bob Marley chante Zimbabwe sur la scène du stade Rufaro, dans la nuit du 17 au 18 avril 1980

 

Enregistré à Kingston avec quelques-uns des meilleurs musiciens locaux (Aston « Family Man » Barrett à la basse, son frère Carlton derrière les fûts, Tyrone Downie aux claviers, Junior Marvin à la guitare…), Zimbabwe s’ouvre sur un rappel du droit à l’auto-détermination des peuples, « Every man gotta right to decide his own destiny », mais exhorte aussi les dirigeants africains à éviter les luttes pour le pouvoir (« No more internal power struggle / We come together to overcome the little trouble »). Bob Marley avait-il deviné ce qu’il allait se passer ? Le nouveau premier ministre, Robert Mugabe, qui avait prononcé le 17 avril un discours de réconciliation, a accusé deux ans plus tard son ministre de l’Intérieur, Joshua Nkomo, de complot et fait massacrer ses partisans. Devenu président après une réforme constitutionnelle, il a instauré un régime autoritaire qui a rapidement abouti à l’effondrement économique du pays.

Pendant ses 37 ans de règne, l’un de ses principaux adversaires a été un musicien, l’inflexible Thomas Mapfumo. Pourtant, le chanteur était dans son camp avant l’indépendance. Dans les années 70, l’un de ses titres, Hokoyo !, un avertissement au gouvernement blanc, l’a même mené trois mois en prison. S’il a donc contribué à l’arrivée au pouvoir de Robert Mugabe, il n’a pas hésité à le critiquer dès qu’il a été clair que l’ancien guérillero était prêt à tout pour conserver ses attributions. Thomas Mapfumo fait en effet partie de ces musiciens qui, à l’instar de Tiken Jah Fakoly, écrivent plus facilement des brûlots politiques que de tièdes chansons d’amours. Et le pays qu’a façonné Mugabe lui a inspiré un nombre impressionnant d’incandescents cocktails Molotov musicaux. En témoigne cette chanson également baptisée Zimbabwe, parue 23 ans après celle de Bob Marley. Sur la vidéo, les scènes de liesse de 1980 ont cédé la place à d’éprouvantes images de rues à feu et à sang…

23 ans après Bob Marley, Thomas Mapfumo chante sa vision du Zimbabwe

 

Le style musical que Thomas Mapfumo a forgé dans les années 70 et auquel il est resté fidèle jusqu’à aujourd’hui s’appelle la « chimurenga ». En shona, la langue la plus parlée au Zimbabwe, cela signifie « libération » ou « lutte ». Pour le musicien, cette lutte a bien évidemment une dimension politique, souvent prédominante d’ailleurs, mais elle est également culturelle. Thomas Mapfumo, qui a commencé, comme nombre de jeunes Africains de sa génération, par reprendre les classiques de la soul nord-américaine, a finalement choisi de s’exprimer dans sa langue maternelle et de mettre au cœur de sa musique les notes entêtantes de la mbira, le piano à pouce traditionnel. Selon les saisons, selon ses envies, son orchestre peut compter deux ou trois joueurs de ce lamellophone, autour desquels gravitent un bassiste, un batteur, plusieurs guitaristes, un ou deux claviéristes et une tonitruante section de cuivres.

Marima nzara, un titre de 2002, l’histoire d’un père qui ruine sa famille

 

Après avoir commencé dans l’un des premiers groupes de Thomas Mapfumo, les Wagon Wheels, Oliver Mtukudzi a défriché son propre sentier puis fait résonner dans le monde entier cette voix qui le définissait : rauque, profonde, âpre et escarpée, instantanément reconnaissable, ouvrant immédiatement sur une réconfortante humanité. Oliver avait transposé à la guitare les bégaiements de la mbira et en avait fait l’autre moitié de sa signature sonore. Il a connu le succès grâce à elle, notamment au moment de la parution chez Putumayo de l’album Tuku Music préfacé par la chanteuse country Bonnie Raitt.

Todii : la voix de Thoma Mapfumo s’élève pour appeler à la prudence à l’époque face au Sida

 

Malgré la reconnaissance internationale, Oliver Mtukudzi a choisi de continuer de vivre au Zimbabwe, contrairement à Thomas Mapfumo, contraint à l’exil. Oliver était en effet plus un moraliste qu’un polémiste. Il lui est arrivé de chanter pour le parti au pouvoir, autant que pour Morgan Tsvangirai, figure historique de l’opposition, fondateur du Mouvement pour le changement démocratique (MDC). Il n’hésitait pas pour autant à dire ce qu’il pensait, mais toujours en termes éthiques. Ainsi sa chanson Wasakara a été prise pour une critique de Mugabe parce qu’il y répétait « tu es vieux, tu es usé, accepte que tu as vieilli ». Oliver Mtukudzi n’a jamais confirmé cette interprétation, ni dit le contraire. Lorsque la police politique l’a interrogé (une censure était alors officiellement en place), il s’est contenté de répondre « Vous ne comprenez pas le shona ? ».

Wasakara, un titre publié en 2000, année où Robert Mugabe fêtait ses 76 ans

 

Avec Stella Chiweshe, la chimurenga s’écrit au féminin. Comme en atteste une récente réédition de ses premiers singles chez Glitterbeat, elle a été la première Zimbabwéenne enregistrée en train de jouer de la mbira. Lors de son adolescence, non seulement l’instrument était réservé aux hommes, mais les cérémonies où les hommes en jouaient étaient dispersées par la police du régime ségrégationniste. Stella a bravé ces interdits pour apprendre à en jouer en cachette et n’a disposé de son propre instrument qu’après la sortie de son premier disque, en 1978, lorsqu’il est paru évident qu’elle portait en elle toute la spiritualité shona. Stella Chiweshe a ensuite montré la voie à d’autres femmes, intégrant après l’indépendance la Compagnie Nationale de Danse du Zimbabwe et se lançant dans des tournées internationales.

Chachimurenga, un titre extrait de l’album Talking mbira (Piranha, 2001)

 

Chiwoniso a suivi les traces laissées par Stella Chiweshe. Initiée aux instruments traditionnels par son père, le musicologue Dunisani Maraire, la jeune femme incarnait la « génération Mugabe », celle qui n’avait connu que le despote. Un temps immergée dans le milieu du rap, elle en était sortie une mbira à la main pour chanter d’une voix touchante les difficultés de son pays. Peu à peu, les ennuis s’étaient accumulées : la pression de la censure, les tentatives de récupération de l’opposition, la misère matérielle… Quand Matsotsi, une chanson parlant de corruption, lui avait valu une courte arrestation, elle avait décidé de s’exiler à son tour.

Zvichapera par Chiwoniso : une reprise d’un titre de Thomas Mapfumo, publiée à titre posthume par Nyami Nyami Records

 

Chiwoniso s’est éteinte en juillet 2013, à moins de 40 ans. En novembre 2017, Robert Mugabe, qui, à 93 ans, manigançait pour que son épouse lui succède, a été renversé par un coup d’Etat militaire. Il est mort en septembre 2019, à Singapour où il recevait des soins qu’aucun hôpital zimbabwéen n’aurait pu lui prodiguer. Oliver Mtukudzi est décédé quelques mois avant lui, en janvier 2019. Thomas Mapfumo a aujourd’hui 75 ans, Stella Chiweshe à peine un an de moins. Les héros de la chimurenga sont partis ou fatigués.

Pourtant, rien n’a fondamentalement changé au Zimbabwe. Robert Mugabe a été remplacé par son ancien premier ministre, Emmerson Mnangagwa. L’année dernière encore, des manifestations pour protester contre le coût de la vie ont été brutalement réprimées, l’armée s’est à nouveau illustrée par des meurtres et de viols d’opposants. L’été dernier, Harare a été durablement privé d’eau potable, sa principale usine de traitement n’ayant pu payer les produits nécessaires au filtrage. Une nouvelle génération d’artistes s’empare de ces sujets. Ils s’appellent Poptain, Winky D, Tocky Vibes ou Lady Squanda. Leur musique, baptisée « Zimdancehall », descend du reggae, mais les images de leurs vidéos rappellent tristement celles que montrait Thomas Mapfumo dans le clip de Zimbabwe. Même s’il ne s’appelle plus « Chimurenga », le combat des musiciens zimbabwéens continue…

Zvitori Nani (Zim Soldiers Diss) de Tocky Vibes : attention aux images qui peuvent choquer

 

François Mauger

 

Né à Paris une année du chien, François Mauger a été le directeur commercial d'une radio privée burkinabè, travaillé pour Lusafrica, la maison de disques de Cesaria Evora, co-écrit un essai sur la notion de musique équitable, conçu plusieurs compilations (dont "Drop the debt" et, récemment, "L'Amazone" pour Accords Croisés), co-dirigé le magazine Mondomix, co-réalisé un documentaire sur les musiques noires (France Ô), intégré le comité éditorial du festival Villes des Musiques du Monde... Outre AuxSons, il collabore actuellement avec A/R Magazine voyageur.

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