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Travaux de restauration à Samarcande, près du Registan - © Lucille Lisack

Quoi de neuf dans la tradition du Shashmaqom ?

Et si la tradition pouvait remonter le court du temps, portée par des créations modernistes, au lieu de le descendre dans le sens du courant, transmise de génération en génération ? Penchons-nous sur le cas du Shash-maqom ouzbéko-tadjik, désigné comme tradition à différents moments de son histoire pour construire l’avenir radieux ou le patrimoine du futur, et repris en main par les musiciens d’aujourd’hui.

Musique savante d’Asie centrale apparue au XVIIe siècle, le Shashmaqom est bâti sur un système modal (les « maqom ») qui couvre, avec des variantes, une vaste zone allant du Maghreb au Xinjiang. Avant la révolution soviétique, à l’époque des Khan puis de la colonisation tsariste, le Shashmaqom de Boukhara était joué en petits effectifs à la cour des souverains et transmis oralement.

Avec la Révolution de 1917, le Shashmaqom se trouve pris dans la tourmente politique et idéologique. Dans les années 1920, le grand réformateur de Boukhara Abdurauf Fitrat (1886-1938) engagé aux côtés des Soviétiques fait transcrire le Shashmaqom pour le mettre sur un pied d’égalité avec la musique classique occidentale. Mais en cette période de formation des nations, le texte en tadjik ne peut pas être publié en Ouzbékistan. Le Shashmaqom, tradition partagée de part et d’autre des frontières, entame alors sa carrière de marqueur identitaire national ouzbek. Il est cependant décrié par les autorités de Moscou comme « musique féodale » au début des années 1950, pour être ensuite réhabilité après la mort de Staline ; il n’est enseigné au conservatoire de Tachkent qu’en 1971.

À l’époque soviétique, le Shashmaqom subit des modifications imposées par les canons esthétiques en vigueur : il est interprété par de grands ensembles et les instruments sont transformés pour être adaptés au tempérament égal, le système d’accord employé dans la musique savante occidentale. Parallèlement, les compositeurs s’appuient sur les mélodies, les rythmes et la structure du Shashmaqom pour composer ce qui doit devenir la « musique soviétique » d’Asie centrale, symbiose des traditions locales et de la musique occidentale.

Ziyadullo Shakhidi (1914-1985), Symphonie des Maqom, 1977

 

 

Le Shashmaqom devient ainsi un outil pour créer la musique du futur dans le projet soviétique de transformation de l’homme et de la société. Délaissant peu à peu leur objectif de fusion totale des nationalités en un peuple soviétique unique, les bâtisseurs de la politique culturelle soviétique s’appuient sur la fixation d’identités propres à chaque peuple d’URSS. Le Shashmaqom se trouve ainsi engagé dans la construction de la culture nationale des républiques soviétiques ouzbèke et tadjike.

Après le démantèlement de l’Union soviétique et l’indépendance des républiques d’Asie centrale, le Shashmaqom reste un outil de construction politique et identitaire en Ouzbékistan et au Tadjikistan ; en 2008, il est inscrit sur la liste du Patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO comme patrimoine ouzbek et tadjik.

Le Shashmaqom est alors porté par de grands musiciens comme Turgun Alimatov, connu pour l’interprétation personnelle qu’il en donne, ou la chanteuse Monajat Yulchieva, reconnue comme l’une des plus grandes voix du Shashmaqom en Ouzbékistan et à l’étranger.

 

Le Shashmaqom est toujours au cœur des projections sur ce que sera la musique du futur dans les nouvelles républiques d’Asie centrale. En Ouzbékistan, certains musiciens s’intéressent aux tempéraments inégaux (systèmes d’intervalles différents de celui des orchestres classiques occidentaux) et aux traités anciens sur le rythme et l’ornementation. Ces recherches sont menées par un ensemble de musique contemporaine connu avant tout comme représentant de l’avant-garde musical en Ouzbékistan, l’ensemble Omnibus.

 

En effet, avec l’ouverture des frontières, la diffusion des avant-gardes occidentales s’accélère en Asie centrale, portée par quelques musiciens passionnés et par les financements internationaux de grandes puissances étrangères qui voient dans le soutien aux arts un moyen d’établir leur influence dans la région. L’ensemble Omnibus est l’un des principaux représentants de cette nouvelle musique contemporaine d’Asie centrale, pour l’instant peu investie par l’État ouzbek.

 

Avec le grand joueur de Shashmaqom Avror Zufarov, Omnibus a développé une notation précise des intervalles, des ornements et des rythmes :

 

Leur objectif est de démontrer que ce répertoire est jouable par des musiciens du monde entier, contrairement à l’idée communément admise que « c’est dans le sang ». Unissant des recherches sur les techniques de jeu anciennes et des expérimentations contemporaines, Omnibus conduit des projets éducatifs à Tachkent et dans d’autres capitales d’Asie centrale, en particulier à Bichkek.

 

Ces programmes d’enseignement ont été récompensés en 2019 par le Music Award de l’Aga Khan Foundation, qui soutient les projets de création, d’éducation, de sauvegarde et de revitalisation des cultures musicales dans le monde musulman.

C’est une nouvelle page de l’histoire politico-esthétique du Shashmaqom, qui reste un emblème régional sur la base duquel sont imaginées les musiques du futur.

 

 

Lucille Lisack

Lucille Lisack est musicienne et docteur en ethnomusicologie. Elle consacre ses recherches au renouveau de la création musicale en Asie centrale depuis la fin de l’Union soviétique et aux relations entre musique et politique. Elle a publié sur le sujet Musique contemporaine en Ouzbékistan. Politique, identités et globalisation chez Petra en 2019. Elle enseigne actuellement à l’Université Paris-Nanterre.

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