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Le culte de Jesus Malverde à Sinaloa - © Tomas Castelazo 2012 via Wikimedia Commons -

Narcocorridos : une tradition musicale pervertie par la violence ?

Le narcocorrido (ballades de la drogue) est peut-être l’une des formes musicales contemporaines les plus controversées. La simplicité traditionnelle apparente de ces ballades peut facilement induire en erreur l’auditeur ingénu qui ne connaît ni l’histoire ni les réalités sociales complexes qu’elles recèlent.

En effet, comme la qualifient ses détracteurs, cette « musique du meurtre » idéalise la narco-culture en célébrant les actes des barons de la drogue et en exaltant la violence. Le fait que certains musiciens eux-mêmes sont souvent étroitement liés aux cartels et même assassinés dans le cadre de rivalités entre gangs ne fait que contribuer à accroître cette stigmatisation.

Par ailleurs, ses auditeurs la considèrent comme l’héritière du corrido mexicain traditionnel, qui a subi plusieurs transformations tout au long de son histoire jusqu’à parvenir à sa forme brutale actuelle : les corridos alterados (corridos altérés).

 

 

Les narcocorridos décrivent une réalité dure et non officielle. Ils dévoilent la vie des criminels et sont le reflet de la réalité mexicaine violente de la dernière décennie, notamment depuis le coup d’envoi en 2006 de la lutte contre le narcotrafic sous la présidence de Felipe Calderón, entraînant des niveaux sans précédent de morts violentes dans le pays.

Malgré de multiples tentatives d’interdire cette musique dans divers États mexicains, les narcocorridos sont plus populaires et radicaux que jamais, et leur public croît au Mexique comme aux États-Unis, surtout parmi la population latino-américaine.

Comment est-il possible d’apprécier des chansons célébrant la réalité des seigneurs de la drogue et la violence alors que la guerre en cours contre la drogue a laissé derrière elle, selon un rapport de 2019 du Service de Recherche du Congrès des États-Unis, plus de 150 000 morts au Mexique ?

 

 

Entre tradition et modernité

 

Historiquement, les corridos ne sont pas exclusivement associés à la drogue et ont donc aussi une légitimité en tant que forme de musique traditionnelle. En réalité, plusieurs États mexicains tels que Durango et Chihuahua ont des corridos comme hymnes non officiels fièrement adoptés par de nombreux Mexicains.

 

 

Un grand nombre de comédies musicales a été produit durant l’âge d’or du cinéma mexicain (1933-1964), propulsant la nation dans le monde en même temps que ses musiques traditionnelles ranchera et corrido. Beaucoup de ces films ont tenté d’exposer une véritable identité nationale. Ils ont non seulement façonné la manière dont le monde voyait le Mexique mais ont aussi marqué l’imaginaire mexicain et la manière dont les Mexicains se voyaient eux-mêmes et leur propre histoire.

Les narcocorridos ont ajouté de nouvelles thématiques telles que la vie des migrants pauvres aux États-Unis, leurs difficultés et leurs aventures. La vie du légendaire chanteur Chalino Sanchez incarne le phénomène. Son décès tragique a fait écho auprès de milliers de Mexicains qui se sont identifiés à lui à travers leurs expériences communes de lutte contre la pauvreté et de migration aux États-Unis. Il fut aussi le premier de nombreux autres chanteurs de corridos à être assassiné, comme Valentin Elizalde en 2006.

 

 

Sous l’apparence du corrido traditionnel, le narcocorrido est une forme musicale hybride entre folklore et modernité, culture rurale et urbaine, culture frontalière mexicano-américaine et valeurs officielles et subversives.

 

 

De nombreux facteurs ont transformé les narcocorridos 

 

La guerre contre la drogue au Mexique, l’émergence d’entrepreneurs mexicano-américains s’adressant à un public américain croissant, ainsi que les nouvelles technologies numériques et l’influence visuelle de vidéo-clips violents tels que ceux du gangsta rap ont métamorphosé les narcocorridos ces dernières années.

Pour diverses raisons, les tentatives de censure de cette musique au Mexique par l’interdiction de concerts ont échoué. Le public a changé et les Mexicains ne sont plus les seuls à écouter cette musique. Elle est régie par une industrie organisée générant des millions de dollars. Par exemple, le collectif Movimiento Alterado commercialise des vêtements, des films, des concerts et des vidéo-clips. Leurs tournées incluent des représentations dans plusieurs villes au Mexique et aux États-Unis dont les billets sont vendus par le géant mondial de la billetterie : Ticketmaster.

L’industrie musicale a vu sa production, sa distribution et sa consommation radicalement changer. Aujourd’hui, tout se développe par le biais de stratégies digitales dont la nouvelle génération de musiciens s’est emparé. Il suffit de quelques clics sur YouTube pour trouver un large répertoire de vidéos mettant en scène des criminels armés avec tous les stéréotypes associés aux mafieux qui ont « réussi ».

Le vidéo-clip du titre « Sanguinarios del M1 » en est un parfait exemple : posté en 2011, il a généré plus de 53 millions de vues à ce jour.

 

 

Contribuant également à la popularité de la narco-culture, l’industrie du divertissement produit désormais des films et des séries telles que Narcos dont le scénario se déroule au Mexique retraçant l’histoire d’Escobar et El Chapo. Elle participe à légitimer et à généraliser une niche musicale populaire dotée d’une violence plus extrême et explicite.

Les narcocorridos font également partie d’une culture plus large et de diverses pratiques sociales. À Sinaloa par exemple, Jésus Malverde, héros du folklore du début du XXe siècle, est vénéré comme le saint patron des narcotrafiquants. Des milliers de personnes visitent le sanctuaire de Malverde chaque année et toute sorte d’objets à son effigie sont reproduits. Les cimetières dédiés aux barons de la drogue tels que les Jardines del Humaya à Culiacan contiennent certains des mausolées les plus luxueux et extravagants du monde. Ces pratiques révèlent la relation macabre que la plupart des narcocorridos entretiennent avec la mort.

 

© Idealista news -creative Commons
Cimetière « Jardines del Humaya » à Culiacan © Idealista news - Creative Commons

 

Pour certains, ce mélange de tradition et de violence contemporaine marque une tentative de réconciliation de la société mexicaine avec le monde qui l’entoure. Pour d’autres, il s’agit simplement de la perversion d’un folklore musical. Bien qu’elles soient intimement liées, les narcocorridos ne peuvent être entièrement tenus responsables de la violence causée par la drogue. C’est plutôt la violence du trafic qui est responsable de l’émergence des narcocorridos. Ces chansons sont très populaires au Mexique mais sont également un phénomène que l’on retrouve dans d’autres pays d’Amérique latine rongés par le trafic de drogue.

Sans surprise, l’un des aspects les plus choquants du narcocorrido est peut-être qu’il ne semble plus choquer personne. En tout cas, il constitue un brillant objet sociologique qui nous permet d’observer les contradictions de la vie contemporaine mexicaine et ses tentatives de donner un sens aux problèmes sociaux qui hantent le pays. Plus important encore, ils nous obligent à examiner sérieusement l’implacable violence de la réalité mexicaine.

 

 

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Alejandro Abbud Torres Torija

Alejandro est un Franco-mexicain avec plus de 20 ans d'expérience internationale, ayant vécu à Paris, Berlin, Rome, Vienne, Munich, St. Petersburg, Interlochen, Aspen et au Mexique. Il donne actuellement des cours dans plusieurs universités françaises, et organise des séminaires sur les questions urbaines en Europe pour des universités et des délégations d’élus locaux chiliens et mexicains. Précédemment, il travaillait dans la diplomatie (OCDE, UNESCO, Ambassade du Mexique à Berlin) et depuis 2014, il enseigne à Sciences Po Paris (aux campus de Poitiers, Nancy et Reims) ainsi qu'à l’ESPOL Lille. Ses cours s'intitulent "Musique et Pouvoir", " Sons du monde : la musique comme miroir de l'intime et du collectif", "Etre un acteur de la ville"et "Langues du monde / Monde des langues". Alejandro est aussi musicien (guitariste classique) diplômé d'un master en Relations Internationales à Sciences Po Paris et titulaire de la carte de guide conférencier délivrée par la Préfecture de Paris (mention anglais, espagnol, français, allemand, italien et russe)

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