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Paysage de Mongolie © Nomindari Shagdarsuren
Paysage de Mongolie - © Nomindari Shagdarsuren

Musiques nomades, épisode 1 : de la Sibérie orientale à l’Asie centrale

Les musiques nomadisent tout autour de la terre. On peut même dire que toute musique est devenue nomade, tant la capacité de circuler de par le globe s’est accrue avec le web. Parallèlement, bien des populations nomades ont du se sédentariser. D’autres sont menacées dans leurs modes de vie, victimes d’États corrompus ou de l’avidité sans bornes d’industries privées, qui n’ont aucun égard pour ces peuples et leurs environnements. Alors que leur survie dépend d’une saine interaction avec la nature, ceux-ci subissent des contraintes qui altèrent les fondements culturels de leurs sociétés. C’est un survol de certaines musiques portant l’esprit de nomadisme inhérent à ces peuples que propose cette mini-série.

Le premier des trois parcours, qui vont nous entrainer de l’océan arctique à l’équateur, démarre dans les steppes glacées et les montagnes du Nord-Est de la Sibérie, chez les Yakoutes ou Sakhas. Ils peuplent un territoire de plus de 3,1 millions de km2 au cœur de l’immensité continentale où vivent peu d’êtres humains. Ils parlent une langue turque teintée de mongol. Avant l’arrivée des Russes, les Yakoutes du Nord vivaient de la chasse, de la pêche, de l’élevage de yacks et de rennes. Quant aux Yakoutes du Sud, éleveurs de chevaux et de bovins, ils étaient aussi de bons forgerons. Traditionnellement, ils vivent dans des yourtes et mènent une vie semi-nomade, déplaçant chaque année leur campement, entre la saison chaude et la saison froide.

Ayarkhaan : La légende de la création du monde.

 

Le chamanisme, ancienne religion des peuples autochtones de Sibérie, a presque été éradiqué par les colons russes. Pourtant, la volonté qu’ils ont de reconstruire leur identité culturelle se manifeste intensément depuis la fin du communisme. La musique yakoute en est imprégnée. Aujourd’hui, sur les scènes du monde, on voit fleurir leurs magnifiques costumes et tonner le tambour accompagnant les rituels. Maîtres en l’art de l’imitation des sons de la nature, les Yakoutes maîtrisent aussi la guimbarde “khomus”, autre instrument emblématique qu’interprète brillamment le trio féminin Ayarkhaan et l’une de ses membres, Olena Uutai, en soliste.

 

Olena Uutai : Appel de chamane

 

L’ethnomusicologue Henri Lecomte, qui nous quittait malheureusement en juin 2018, nous a laissé une conséquente collection d’enregistrements consacrés aux peuples autochtones de la Sibérie orientale, publiée en une douzaine d’albums par le label Buda Musique. Leurs livrets et son ouvrage Les Esprits Écoutent constituent une source indispensable pour qui souhaite pénétrer cet extraordinaire univers musical. On y apprend notamment que la musique yakoute appartient à la branche turque des cultures de l’Asie Centrale et emprunte certains de ses éléments mélodiques aux musiques mongoles.

Livre et CD d'Henri Lecomte
Livre et CD d’Henri Lecomte

L’influence des Mongols sur les régions septentrionales de la Sibérie est un effet de l’extension de l’empire établi au XIIIe siècle par Gengis Khan. Cavaliers et éleveurs de tradition nomade, les Mongols vivent encore aujourd’hui sous la yourte, facile à démonter et à transporter. Ils conduisent leurs troupeaux et entretiennent un véritable culte pour le cheval. Cette caractéristique, commune à toute l’Asie Centrale, se retrouve à travers leur musique.

Le “morin khuur”, littéralement “vièle à tête de cheval”, est l’emblème de la musique mongole. Ses deux cordes reproduisent le son du vent soufflant sur la prairie, comme le hennissement du cheval dompté. La plus grande — la corde mâle — contient, dit-on, 130 poils d’une queue d’étalon, et l’autre — la corde féminine — 105 poils d’une queue de jument. L’archet est constitué de crins de cheval recouverts de résine de cèdre.

Huun Huur Tu - Orphan’s Lament

 

Le “morin khuur” est inscrit sur la liste des chefs-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité de l’Unesco, de même que le chant dyphonique, “khöömii”. « Le khöömii, qui signifie littéralement pharynx, passe pour s’être inspiré des sons de l’eau, du vent et des chants d’oiseaux », explique l’ethnomusicologue Johanni Curtet, auteur avec Nomindari Shagdarsuren du dossier Unesco pour la Mongolie : « Les innombrables techniques de khöömii mongol sont regroupées en deux styles principaux : le “kharkhiraa” khöömii (khöömii profond) et l’“isgeree” khöömii (khöömii sifflé). Dans le “kharkhiraa” le chanteur produit un raclement de gorge qui provoque la vibration des bandes ventriculaires ou fausses cordes vocales, et crée un second bourdon une octave inférieure. Dans l’“isgeree” khöömii, ce sont les harmoniques supérieures de la fondamentale qui sont mises en valeur, ce qui produit un sifflement aigu. Dans les deux cas, le bourdon est produit avec des cordes vocales très tendues, tandis que la mélodie est créée en modulant la taille et la forme de la cavité buccale, en ouvrant et fermant les lèvres et en bougeant la langue. »

Plus d’informations et extraits audio sur le site : https://​routesnomades​.fr/

Anthologie Du Khömii Mongol
Anthologie Du Khömii Mongol

Ce type de chant est exécuté par les nomades mongols en de multiples occasions sociales : depuis les grandes cérémonies d’État jusqu’à toutes sortes d’événements festifs. Le “khöömii” est aussi l’attribut des bergers qui le chantent contre le vent des steppes, alors que sous la yourte, il sert à bercer les enfants.

Batzorig Vaanchig - Chinggis Khaanii Magtaal (Ode à Chinggis Khaan) - Bayanhongor, Mongolie, le 30 janvier 2014

 

La Mongolie actuelle correspond à l’ancienne province de Mongolie Extérieure autrefois annexée par la Chine, laquelle a conservé dans son territoire celui de la Mongolie Intérieure. La République de Touva, de culture mongole, fait aujourd’hui partie de la Fédération de Russie. La tradition musicale mongole est très ancrée dans ces deux territoires et, de manière plus diffuse, dans les Républiques de Bouriatie et de Kalmoukie, au Sud de la Russie. Huun Huur Tuu, le premier ensemble de renommée internationale vient de Touva. Quant au groupe Anda Union, de renommée mondiale, il est originaire de Mongolie Intérieure.

Anda Union - Buriat (extrait de l’album Homeland)

 

Franchissant l’Altaï, qui culminent à plus de 4000 mètres, nous voici sur les vastes steppes du Kazakhstan. Le galop des chevaux s’élève au rythme des grandes épopées. Leur geste fabuleuse résonne dans les airs, où l’étalon magique vole à travers l’espace. Un héros le chevauche, accomplissant toutes sortes de prodiges, emporté sur son dos jusqu’aux entrailles du monde souterrain, le règne des sorciers… Les Khazakhs, de longue tradition nomade, sont de grands maîtres en l’art des bardes turcophones. Leurs instruments, faciles à transporter, procèdent d’une grande économie. L’emblématique luth “dombra”, n’a que deux cordes. Plus petit que le “morin khuur” mongol, il réclame l’imagination du compositeur et la virtuosité de l’interprète. Le grand Kurmangazy en a donné l’exemple au 19e siècle, avec des pièces toujours très appréciées jusqu’à nos jours.

Kurmangazy - Adai

 

Projetons-nous maintenant au cœur du Kirghizistan, pays de haute culture, entièrement sertit de montagnes imposantes, certaines dépassant les 7000 mètres d’altitude. De tradition nomade comme leurs voisins Kazakhs et Mongols, les Kirghizes vivaient sous la yourte et vénéraient le cheval avant d’être progressivement grignotés par la vie citadine. L’épopée de Manas, qui compte parmi les chefs-d’œuvre de la littérature orale kirghize, est racontée par les Akyn, qui s’accompagnent au petit luth à quatre cordes “komouz”. L’art des Akyn a été inscrit par l’Unesco sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 2008.

 

L’art des Akyn

 

L’ensemble Tengir Too s’est donné pour vocation de perpétuer le “küü”, tradition musicale kirghize apparentée à celle des Kazakhs, et de la faire connaître à l’international. Transmise oralement jusqu’à l’ère soviétique, cette musique possède ses grands maîtres dont les noms demeurent très respectés depuis plus de deux siècles. Et il arrive à Tengir-Too de composer de nouveaux airs.

Tengir Too

 

 

François Bensignor

François Bensignor

Journaliste musical depuis la fin des années 1970, il est l’auteur de Sons d’Afrique (Marabout, 1988), de la biographie Fela Kuti, le génie de l’Afrobeat (éditions Demi-Lune, 2012). Il a dirigé l’édition du Guide Totem Les Musiques du Monde (Larousse, 2002) et de Kaneka, Musique en Mouvement (Centre Tjibaou, Nouméa 2013).

Cofondateur de Zone Franche en 1990, puis responsable du Centre d’Information des Musiques Traditionnelles et du Monde (CIMT) à l’Irma (2002-14), il a coordonné la réalisation de Sans Visa, le Guide des musiques de l’espace francophone (Zone Franche/Irma, 1991 et 1995), des quatre dernières éditions de Planètes Musiques et de l’Euro World Book (Irma).

Auteur des films documentaires Papa Wemba Fula Ngenge (Nova/Paris Première, 2000) tourné à Kinshasa, Au-Delà des Frontières, Stivell (France 3, 2011) et Belaï, le voyage de Lélé (La Belle Télé, 2018) tourné en Nouvelle-Calédonie, il crée pour la chaîne Melody d’Afrique la série d’émissions Les Sons de… (2017).

Il a accompagné l’aventure de Mondomix sur Internet et sur papier, puis contribué à son exposition Great Black Music pour la Cité de la Musique de Paris (2014).

On peut lire sa chronique Musique dans la revue Hommes & Migrations depuis 1993.

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