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Migrations, diasporas & musiques du monde

« Seul l’homme a un comportement migrateur, alors que toutes les autres espèces sont étroitement dépendantes d’écosystèmes particuliers et souvent restreints ».

Hervé Le Bras, L’âge des migrations, Ed. Autrement.

 

Identités culturelles

Qu’ont à voir les musiques du monde avec les migrations ? Tout. Car si ces musiques sont par essence des marqueurs d’identités culturelles car combinées à des communautés ou peuples ayant développé des modes sociaux sur le temps long, cette permanence n’est en rien contradictoire avec l’échange que l’on peut avoir avec ses voisins, ceux de l’autre vallée, de l’autre région, de l’autre pays. De tous temps, les humains pour des raisons d’attractivité sont allés voir ailleurs. Mais aux motifs économiques se sont souvent cumulées des raisons d’urgence : famine, sécheresse, différends territoriaux, guerres de conquêtes, conflits mondiaux. Et dans des proportions inédites, le XXe siècle a modifié l’importance de ces flux de populations faisant de cette question un enjeu majeur bien qu’elle ne concerne que 3,5% de la population mondiale. C’est que nous sommes entrés dans l’ère de migrations de masse, plus seulement Sud-Nord, mais aussi Sud-Sud, Nord-Nord et Nord-Sud. Les migrants répondant à des statuts très divers : du déplacé au réfugié, du demandeur d’asile au saisonnier, etc. Car si le droit à la mobilité est considéré comme un bien mondial, les deux-tiers de la planète en sont privés. Et même si la société marchande brode à l’envi sur les charmes du cosmopolitisme, les politiques migratoires des Etats sont en contradiction avec ce mantra.

Syncrétismes

Le fait est que les évolutions démographiques, l’accès aux ressources, les changements climatiques, l’urbanisation accélérée de la planète, dessinent des tendances lourdes sur le registre des migrations. En tout cas, c’est au carrefour de ces réalités que peut s’apprécier la place des musiques du monde, hier comme aujourd’hui. Puisque la cohabitation de rameaux humains dissemblables a toujours suscité entre musiciens (et amateurs de musique et publics), échanges et emprunts. Qu’il s’agisse de modes musicaux, de répertoire, d’instruments, de chorégraphies, de sons diffusés par ondes ou enregistrements. Phénomènes qui par voie de conséquence, par mimétismes ou créolisations plus ou moins poussés, ont suscité bien des évolutions esthétiques musicales. Façon de souligner que les musiques ne créent pas l’événement mais l’accompagnent, le subliment quand il est heureux, l’amadouent quand il est cruel. Musiques toujours réfractaires aux frontières, morales, juridiques, politiques. Ainsi un proto-blues voyagera dans les cales des navires négriers de la Traite. Le rebétiko, puisant dans la tradition du kafé-aman de Smyrne sous l’empire ottoman, ira se lover dans les tavernes du Pirée d’Athènes. Le fado au croisement d’influences arabes, africaines, brésiliennes, européennes, tricotera l’actif commerce maritime lusophone. Le tango accouplera les héritages européens à ceux des noirs sur les rives du Rio de la Plata. Le cajun et son versant noir zydeco seront redevables au « Grand dérangement » des Acadiens exilés en Louisiane. Le klezmer bourgeonnera à partir des graines sauvées du Yiddishland. Et dans les faubourgs plébéiens de Paris, le musette tressera son idiome avec des fils auvergnats, italiens et manouches. Chaque fois, des migrations étant à la naissance de genres. La plus flagrante métaphore de cette réalité mutante étant celle d’une diaspora tsigane dont le nomadisme, plus imposé que désiré, partant d’Inde avant l’an 1000, gagnera le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord, l’Europe, la Russie, imprégnant sa mémoire transhumante dans les musiques des autres tout en formalisant une vaste palette d’expressions : tradition des tarafs en Roumanie et Hongrie ; Siberian Gypsies en Russie ; filiation hilalienne d’Egypte ; rumba catalane ; « musique orientale » des Balkans ; et bien sûr, flamenco.

Systèmes musicaux vivants

C’est que de tous temps, les musiques populaires se sont nourries du troc. Et comme la gastronomie, l’habillement, l’artisanat, les savoir-faire, elles ont parcouru les distances avec leurs séductions. Il était par exemple intéressant de constater, au moment de l’Anniversaire du Centenaire de 14-18, conflit qui impliqua 72 pays belligérants, que la musique, plus ou moins clandestine, fut présente tout au long des fronts et des camps de prisonniers, via violons, mandolines, cuivres, balalaïkas russes, cithares autrichiennes, accordéons et basses bumbas allemands, cornemuses propres aux Auvergnats, Bretons, Highlanders ou Hindous, hautbois orientaux, flûtes bédouines et autres tam-tams des régiments d’Afrique. C’est que les musiques ne sont pas seulement exutoire ou consolation. Elles sont avec leurs particularismes vocaux, rythmiques, chorégraphiques, scéniques, des phénomènes sociaux totaux. Elles servent aussi bien des héritages savants, récréatifs, profanes, que sacrés. Elles combinent des valeurs et des vertus. Elles sont liées à des réseaux de croyances et de pratiques dont elles tirent leur substance, leurs raisons d’être. D’où souvent les débats un peu vains entre « anciens » et « modernes » lorsqu’il s’agit de définir ce qui relève d’une orthodoxie et ce qui n’en est pas. Un système musical étant un organisme vivant, travaillé par des influences centrifuges dues à nombre de phénomènes transculturels – dont les migrations - et par les apports subjectifs de ses rénovateurs successifs. Des systèmes bien constitués (indien, perse, arabe, turcophone, chinois…) étant eux mêmes modifiés par ces inflexions.

Multiculturalité

Compte tenu de l’exode rural planétaire, le rapport musiques - migrations, doit aussi s’apprécier avec la fonction que jouent les villes, lieux où se déploie le plus fortement la multiculturalité. Ainsi l’observation du blues et du rock a montré comment leur déploiement (versions R’n’B, Soul, Pop…) s’est articulé aux routes migratoires et à des cités faisant grand appel de main-d’œuvre et d’innovation. De même, on a pu constater que nombre de genres musicaux, transcendant la production autocentrée de plusieurs communautés émigrées, ont pu émerger. Voir le raï aux origines bédouines qui s’usine dans un creuset oranais, riche de ses sources arabe, berbère, espagnole, française, maltaise ou italienne. Voir aussi les genèses du reggae dans les faubourgs de Kingston ; de la samba brésilienne à partir des favelas de Rio ou Bahia ; de la rumba congolaise, fille de Kinshasa ; du zouglou d’Abidjan ; de benga de Nairobi ; du son de La Havane ; du calypso de Trinité et Tobago… Et de fait, toute une nouvelle nomenclature de styles musicaux étiquetés sous la vulgate « World Music » relève de ce registre mutant. Tant la culture migratoire des pays industrialisés, articulée aux prouesses de la technologie, a acquis une place stratégique souvent par l’usage de nouvelles notions d’appartenance multiples et ouvertes. Les « villes-monde » (New-York, Sao Paulo, Londres, Istanbul, Bombay, Tokyo, Mexico…) favorisant des musiques qui traduisent par leurs hybridations, ces expressions « d’identités à trait-d’union » qui sont autant de miroirs d’une diversité inédite.

Frank Tenaille

© Bill Akwa Betote

 

Journaliste, Frank Tenaille accompagne les musiques du monde depuis le début des années 70, avec un souci de transmission et de mémoire, et souvent en tandem avec le photographe Bill Akwa Betote. Il a été rédacteur en chef de plusieurs journaux dont des mensuels panafricains. Il est l’auteur d’ouvrages sur la musique dont : Le Printemps de Bourges, histoire des musiques d’aujourd’hui ; Chant et polyphonies corses ; Le Swing du caméléon, panorama des musiques africaines ; Le Raï, entre bâtardise et reconnaissance ; Musiques sans visas ; Musiques et chants d’Occitanie ; Le Cabaret sauvage : liberté, cabaret fraternité. Vingt ans d’un lieu ouvert au monde.

Membre fondateur et ex-président de Zone Franche, il fut directeur artistique dans plusieurs festivals dont Radio France Montpellier. Directeur artistique du Chantier (Centre de création des musiques du monde), il est coordinateur du jury musiques du monde de l’Académie Charles-Cros.

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