#AuxSons est un webmedia collaboratif, militant et solidaire
- "Brazzaville. Un Tam-tam", cliché Vialle Brazzaville, janvier 1908 © Collection privée Manuel Charpy

Les griffes de la danse

Les dimanches soir dans les bars de Bacongo à Brazzaville, rumba congolaise et Sape se confondent. Au son de la musique crachée par des murs d’enceintes, les membres de l’informelle Société des ambianceurs et des personnes élégantes (S.A.P.E.) traversent la foule avec une nonchalance étudiée et esquissent des diatances pour exhiber leurs vêtements. En miroir, chanteurs et musiciens comme le Kinois en fourrures Papa Wemba ont associé rumba et sape. Mais ce lien est ancien : dès le retour des Européens au milieu du XIXe siècle, les Congolais s’approprient et réinventent le monde qu’on leur impose.

 

 

La redingote, l’accordéon et le phonographe

« Congo Belge. - Boys Bangala », carte postale, vers 1905. © Collection privée Manuel Charpy

Avant même la colonisation, les royaumes du Kongo et du Loango sont connectés au monde atlantique par l’esclavage, à l’Afrique de l’Ouest par le commerce et à l’Europe par les commerçants et missionnaires. Mais c’est à partir des années 1880 avec l’installation de factoreries et d’administrations coloniales qu’arrivent en masse poudre, cuivre, eau-de-vie, et ce qu’on appelle encore « marchandises de traite » : tissus, machines à coudre, vieux habits, accordéons, guitares… Ces « marchandises de troc » servent à prendre possession de terrains, d’ivoire ou de caoutchouc. Le vêtement est vite au centre des relations colons-colonisés. Le mythe du « bon sauvage » éclipse alors les fastes du Royaume du Kongo de sorte que le Congo apparait aux confectionneurs comme un marché à conquérir[1]. Le commerce de tissus et de fripes est en effet florissant mais les marchands découvrent avec étonnement que les « naturels » ont un goût et qu’ils préfèrent à la « pacotille » les vêtements confectionnés à Paris, commandés parfois par correspondance.

Les missionnaires chrétiens imposent eux le vêtement européen pour couvrir avec décence les corps. Les élèves sont vêtus d’uniformes et les « mariages chrétiens » doivent s’habiller « à l’européenne ». Le vêtement marque les corps convertis, comme un drapeau sur une terre conquise. La « civilisation » des corps passe aussi par les harmoniums et les phonographes qui rythment la vie chrétienne.

Vêtements et musiques devenant des marqueurs politiques et sociaux, les chefs locaux s’emparent des uniformes d’occasion, introduisent l’accordéon dans la musique royale, et leurs tombes se couvrent de parapluies et chapeaux[2].

Dès la fin du XIXe siècle, on raille ces « chefs de pacotille » ou « d’opérette » et les « sauvages » caricaturés en redingote, haut-de-forme et jambes et pieds nus. Les sarcasmes se portent aussi sur la « mélopée nasillarde » de l’accordéon et la « cacophonie » des fanfares religieuses ou militaires. Pour les Européens, l’indigène « singe » avec maladresses les coloniaux.

 

« Danses à la cité indigène », 3 décembre 1922, photographie réalisée par un colon à Élisabethville (aujourd’hui Lubumbashi, République démocratique du Congo). © Collection privée Manuel Charpy

Pas de côté

Mais dès les années 1900, le doute s’installe. Le pouvoir colonial s’inquiète de ces boys, ouvriers et employés administratifs d’une élégance effrontée. Souliers blancs, panamas ou casques coloniaux, gilets et cravates épinglées deviennent subversifs. Ces « nègres » ne sont-ils pas mieux vêtus que les colons ? Élégances et mélodies menacent de saper les hiérarchies et les fondations de la colonisation, d’autant que les corps masculins sont au centre du jeu politique. Dans l’Angola voisine, on interdit les carnavals où on se déguise en colons portugais. En outre les « indigènes » manifestent ainsi leur refus d’être une main-d’œuvre coloniale. Souvenons-nous de Tintin au Congo (1931) : le lecteur doit rire de ce Congolais portant canotier, manchettes et cravate et qui refuse de travailler pour ne pas se salir.

La police scrute donc avec inquiétude ces élégants, d’autant qu’ils semblent faire cause commune avec les anticoloniaux, notamment la parodique Société de l’Étoile des Savoyards de Brazza de Matsoua. Les enquêteurs soulignent « l’attitude prise par une certaine catégorie d’indigènes à l’occasion de leurs rapports immédiats avec les Européens : aucune déférence extérieur envers les agents de l’autorité, et […] un espèce de ricanement perpétuel des ouvriers ». On s’inquiète de l’influence des idées anticoloniales, sur « cette sorte d’élite […] qui est nombreuse, vit très largement à Brazzaville, imitant d’aussi près qu’elle peut nos manières, s’habillant richement sinon avec élégance, [utilisant] les termes les plus rares sinon les mieux appropriés ». Et de s’inquiéter de ces cerveaux comme des « disques de phonographe »[3]. Les administrations sont d’autant plus embarrassées qu’elles tentent de promouvoir des « évolués » pour les seconder, leur inculquant « bonnes manières » vestimentaires et maîtrise du français.

Dès les années 1920, cette « élite » d’employés administratifs, de boys et de « chômeurs lettrés » s’organise en clubs, autour de la mode et de la musique. Encouragés au départ par les administrations, ils se multiplient à Brazzaville dans les années 1950-1960 : les « Existos [Existentialistes] », « Les élégants inégalables », « Simple et bien », « Club des Six »… Chaque club a ses codes mais tous s’habillent en prêt-à-porter pour se distinguer de la population habillée par les tailleurs locaux. On y échange des vêtements pour ne pas remettre deux fois les mêmes et on discourt sur la mode.

Séverin Mouyengo défilant à Bacongo, début des années 1970. © Archives privées Séverin Mouyengo / Numérisation Manuel Charpy

Dès les années 1900, la jeunesse se réunit dans les « tam-tams », selon le terme colonial, pour danser au son des percussions, accordéons et guitares. Dans les années 1920, la danse à la mode, l’agbaya[4], se fait en cercle pour exhiber ses vêtements – comme la « danse des griffes » des Sapeurs d’aujourd’hui. Mais dès 1904, l’administration interdit ces fêtes en dehors du samedi. La ségrégation de Brazzaville et de Léopoldville en « cités indigènes » et quartiers européens résout la question en interdisant le soir venu les mélanges de populations[5]. Dès lors, chaque dimanche se mêlent mode et musique à Poto-Poto, Bacongo et Matonge.

 

Bouillons

Malgré les discriminations et les couvre-feux, dans les années 1920 les deux villes bouillonnent d’influences internationales. Les marchandises sont du monde entier : tissus wax hollandais ou de Manchester, vêtements confectionnés et d’occasion de Paris, casques de Marseille, chaussures du Japon… Les tailleurs sont nommés des « Fayettes » parce qu’ils copient les catalogues des grands magasins, en particulier des Galeries Lafayette, et les revues de mode. Les élégants « exaspèrent » la mode parisienne.

Des dancings tenus par des Grecs et des Portugais, à la marge du pouvoir, font danser habitants, tirailleurs de retour, Européens de passage, ouvriers ouest-africains… On s’y pavane en grande « vesture » sur de la rumba. Elle revient – car emportée par les esclaves Kongo – des Caraïbes par les soldats antillais postés à Brazzaville, les groupes qui se produisent sur les deux rives, et par les disques. Dans les années 1930, on l’entend avec le charleston dans les fêtes coloniales – braderies, concours de Miss, fêtes du 14 juillet, des Corses… – au grand dam des autorités religieuses[6]. Du côté de la population, on joue du Maringa ou Palme-Wine music, musique du Ghana revisitée par les guitares, apportée par les ouvriers ouest-africains et, de plus en plus, de la rumba. Les phonographes étant partout, les 78 tours popularisent ces musiques. La bande-son des élégants est un métissage de musiques traditionnelles revisitées avec des instruments européens, de chœurs religieux et de musiques des Antilles. Les Sapeurs revendiquent cette manière de métisser les cultures, y compris coloniales. Le club des « Gallo-romains » créé dans les années 1970 n’annonce-t-il pas avec ironie : « Venez goûter Le riz espagnol, Brede brésilienne, Poulet anglais, Cassoulet français, Omelette hollandaise ou Spaghetti italien. Weston Exigée » ? Et de poursuivre : « pendant plus de 400 ans les Gaulois ont imité les Romains ils se sont habitués et ont vécu comme eux ils ont appris leur langue le Latin peu à peu on n’a plus distingué les gaulois des Romains et tous les habitants de la gaule ont été appelés des gallo romains. »[7] Le métissage est subversif.

 

 

À bas le costume !

La danse des griffes par Bachelor © Photographie Pablo Gran-Mourcel, Kevin NGomsik, Manuel Charpy

Il faut dire que pour la Sape, les indépendances n’ouvrent pas un âge d’or. Le succès de la rumba tient au fait qu’elle se danse et se joue bien habillé – songeons à Rochereau ou au T.P. OK. Jazz. Mais la Sape n’a pas la même plasticité politique que la rumba. Intouchable par sa popularité, elle traverse sans encombre tous les régimes. À Brazzaville, la création de Radio Brazzaville en 1940 par De Gaulle permet sa diffusion. Elle devient sans difficulté la musique des indépendances puis de tous les régimes, aussi bien de N’Gouabi – d’inspiration soviéto-cubaine –, du communiste de Sassou N’Guesso que de Mobutu, héraut de l’authentique. Elle chante les hauts faits du pouvoir comme les marques de haute-couture.

Au contraire, la Sape est vue comme une imitation servile des anciens colons. À Brazzaville, après la chute en 1963 du dictateur aux soutanes Dior Fulbert Youlou, le nouveau régime à parti unique conduit une révolution à la chinoise. La Jeunesse du Mouvement National de la Révolution bastonne les Sapeurs, déchire leurs vêtements et le régime les « rééduque » à la campagne. Sur l’autre rive, la zaïrinisation de Mobutu lancée en 1971 s’en prend au costume occidental, remplacé par l’Abacost (« À bas le costume »), sorte de veste Mao à manches courtes.

Bachelor (Jocelyn Armel) en soirée à Paris, années 1970. © Archives Jocelyn Armel / Numérisation Manuel Charpy

Alors qu’en Europe et aux États-Unis le costume-cravate est honni par la jeunesse, dans les deux Congo, il devient un signe de distinction et de dissidence.On comprend la migration de la Sape vers Bruxelles et surtout Paris, pèlerinage de la mode. Mais aux yeux de ces sociétés, l’immigré est une main-d’œuvre qui doit épargner et se faire discret. Or, le Sapeur revendique par son élégance son refus d’une assignation au travail physique, rejette l’épargne ouvrière et se rend visible dans l’espace public.

En digérant des cultures exotiques, les Congo réinventent la rumba et la Sape, deux produits historiques qui n’ont rien de subcultures, exportés à leur tour dans le monde entier.

 

 

 

 

[1] Cité par Charles Lemaire, Au Congo : comment les noirs travaillent, Paris, Bulens, 1895, p. 104.

[2] Alexis-Marie Gochet, Le Congo français illustré : géographie, ethnographie et voyages, Paris, Procure générale, 1892 et 28 années au Congo : lettres de Mgr Augouard, Poitiers, Augouard, 1905.

[3] Archives nationales d’Outre-Mer, Rapport de Police, Brazzaville, 1930.

[4] Voir l’incontournable travail de Phyllis Martin, Les loisirs et la société à Brazzaville pendant l’ère coloniale, Paris, Karthala, 2006, p. 177 et sq.

[5] Voir Georges Balandier, Sociologie des Brazzavilles noires, Paris, Armand Colin, 1955.

[6] L’Étoile de l’AEF, décembre 1933. Ces musiques sont qualifiées de « blues » par le chroniqueur.

[7] Carton d’invitation collecté par le sociologue Justin-Daniel Gandoulou ; voir son indispensable enquête : Entre Paris et Bacongo, Paris, CCI/Centre Georges Pompidou, 1984.

Manuel Charpy

Manuel Charpy

 

Manuel Charpy est chargé de recherche au CNRS. Agrégé d’arts appliqués et docteur en histoire, ses recherches portent sur le monde des objets et des images et leur rôle dans la construction des identités sociales en Europe, aux États-Unis et en Afrique de l’Ouest et centrale. Il travaille en particulier sur l’histoire de la culture matérielle de la bourgeoisie parisienne, sur l’histoire des usages du portrait, sur l’histoire de la publicité, sur l’histoire des techniques au quotidien, et sur l’histoire du vêtement et de la mode, et notamment du commerce et de la consommation de la fripe, de la confection industrielle et du vêtement en situation coloniale, en particulier en Afrique centrale. Il a créé en 2015 (avec Patrice Verdière) Modes pratiques, revue d’histoire du vêtement et de la mode. Il enseigne l’histoire dans les universités et les écoles d’arts appliqués et est directeur du laboratoire InVisu (CNRS/INHA).

Publicationshttps://invisu.cnrs.fr/page-personnelle-manuel-charpy/

Veuillez choisir comment vous souhaitez avoir des nouvelles du webmédia #AuxSons par Zone Franche:
Vous pouvez à tout moment utiliser le lien de désabonnement intégré dans la newsletter.
En savoir plus sur la gestion de vos données et vos droits.