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Brazil -

Le son du Brésil

La musique populaire brésilienne (MPB) a profondément marqué le paysage mondial. Si la bossa nova reste le genre le plus écouté, les diverses déclinaisons du patrimoine brésilien ont, depuis le 19e siècle, nourri la chanson française, la variété américaine, les musiques métissées de l’Afrique ou des Caraïbes. En échange, elle a pris ce qui lui revenait de droit. Le Brésil a une extraordinaire capacité d’absorption, une inclinaison au « cannibalisme » culturel. Les Anthropophages et son chef de file, le poète Oswaldo de Andrade, avaient publié en 1928 un manifeste dont le slogan était « Tupi or not Tupi », ou comment combler les appétits nationaux en puisant partout où cela était nécessaire, et en particulier chez le colonisateur.

L’élection de Jair Bolsonaro fin 2018 a provoqué un immense malaise dans les milieux de la culture. Président homophobe qui ne jure que par la Bible, lié aux franges radicales des Eglises néo-pentecôtistes, Bolsonaro a choisi pour vice-président, un général de réserve, Antonio Hamilton Mourão. Pendant la campagne électorale, ce dernier avait appelé les Brésiliens à dépasser leur complexe du vira-lata (bâtard, pour un chien). Des Portugais, a-t-il ajouté, le Brésil a hérité « une tendance à exiger des privilèges … De la culture indigène, une certaine indolence » et des Africains « le côté voyou ». Natif d’Amazonie, le général Mourão s’était ensuite défendu de tout racisme, arguant de ses origines indigènes.

Entre temps, le joyeux métissage culturel, qui fonde la société brésilienne, a vacillé dans cette révision de l’histoire, où la musique a la part belle. De Milton Nascimento à Hermeto Pascoal, d’Elza Soares à Gilberto Gil ou Marisa Monte, les couleurs du Brésil se sont déclinées en arc-en-ciel. Au début des années 1960, Vinicius de Morais et Tom Jobim inventaient la bossa nova, tandis que le Brésil construisait sa nouvelle capitale, Brasilia. Puis, en lutte contre la dictature militaire instaurée en 1964 (jusqu’en 1985), et en empruntant aux Beatles et à Jimi Hendrix autant qu’à la samba, les Bahianais (Os Mutantes, Gil, Caetano, Gal Costa…) ont créé le Tropicalisme, genre psychédélique en diable, habité par de grands champions de la déstructuration tels Tom Zé.

Vent debout contre la montée en puissance du Trump tropical, les chanteurs et musiciens ont multiplié dès 2018 les contre-feux, chacun à leur manière : Chico Buarque évidemment, supporter du Parti des Travailleurs depuis sa création, dont la chanson Apesar de vôce (1978) a été reprise dans les manifestations anti-Bolsonaro, Caetano Veloso, auteur de tribunes assassines dans les journaux brésiliens et dans le New-York Times, Daniela Mercury la reine du axé music qui rallie aux prises de positions publiques antifascistes Anitta, la jeune star pop, tandis qu’Emicida, rappeur de São Paulo, unit sa voix aux icônes du hip-hop brésilien Racioniais MC, pour dénoncer la violence, le racisme, les inégalités brutales.

En vain, puisque Jair Bolsonaro est finalement élu avec 55,1 % des suffrages exprimés. Incriminés, les réseaux sociaux, et en particulier WhatsApp, qui ont répandu des « fake news », accusant par exemple son adversaire, Fernando Haddad, de vouloir distribuer aux écoles « un kit gay ».

Dès sa prise de pouvoir en janvier 2019, le gouvernement brésilien s’en prend aux Indiens dont le président aimerait bien confisquer les terres au profit des firmes agroalimentaires et des mines. Elément fondateur de l’identité brésilienne, le condomblé, le culte afro-brésilien nourri du syncrétisme religieux généré par l’esclavage, devient la cible récurrente des Evangéliques. Le Carnaval est amoral, la question du genre, « une hérésie ». La ministre de la femme, de la famille et des droits de l’homme, Damares Alves, qui jure avoir vu Jésus apparaître dans un goyavier, déclare en public trois jours après son investiture : « Les garçons s’habillent en bleu et les filles en rose ». Caetano Veloso arbore derechef un T-shirt rose où est inscrit « Protège tes amis ».

En février, Caetano enregistre Proibido o Carnaval avec Daniela Mercury – elle en bleu, lui en cravate rose, un axé torride et délirant.

Daniela Mercury, modèle de féminité tropicale, mère de famille ayant divorcé avant d’épouser la journaliste Malu Verçosa dès la promulgation du mariage gay au Brésil en 2013, en a écrit les paroles, truffée de noms indiens, de références au condomblé, et d’allusions au rose et au bleu (« Quilombola, Tupinambá/O corpo é meu,/ ninguém toca/Vatapá, caruru/Iemanjá lá no sul/Vai de rosa ou vai de azul ? ») et au centre, cette affirmation : « Mon corps est à moi, personne n’y touche ». Cette musique a fait les délices du carnaval de Salvador da Bahia, en ces terres nordestines qui ont largement voté pour Fernando Addad, le candidat du PT, et soutient Lula qui purge une peine de douze ans de prison sous des accusions de corruption. Nos deux compères ont dédié la chanson à Jean Wyllys, député gay de gauche (PSOL), contraint à l’exil en janvier 2019 par les menaces de mort à répétition.

Le nouveau gouvernement brésilien a commencé par supprimer le ministère de la culture, tandis qu’il rattachait l’environnement à celui de l’agriculture – entendre l’agroalimentaire. Puis, il s’est attaqué aux mécanismes de financement de la culture, et en particulier au SESC, principal opérateur culturel brésilien, nourri par une taxe sur le chiffre d’affaire des entreprises du commerce, et jugé trop à gauche. Têtu et puissant,  le SESC–Sao Paulo n’avait pas changé une virgule de son programme, accueillant par exemple le rappeur B-Negao, fondateur avec Marcelo 2D, du collectif Planet Hemp.

B-Negao avait été l’initiateur d’un Manifeste contre Bolsonaro publié en novembre 2018 sur le site RapPelaDemocratia, également signé par Emicida ou Criolo : « Parmi plusieurs atrocités, Jair Bolsonaro soutien que les policiers aient le droit de tuer sans en rendre compte à la société. Il déclare sans gêne et sans pudeur que les femmes noires ne sont pas dignes de se marier. Il fait référence aux quilombolas [descendants d’esclaves en fuite qui ont créé au 19e siècle des communautés appelées quilombos] comme s’ils étaient du bétail. Il défend la fin de droits durement acquis par les employés domestiques. […] Ici, la majorité absolue des victimes sont des noirs qui habitent la banlieue. Croyez-vous que cela a du sens ?»

Il est certain que la corruption et la violence croissante ont fait basculer le vote populaire vers l’autoritarisme de l’extrême droite. Et pourtant, rien ne paraît avoir entamé la foi primitive des Brésiliens en leur destin. Le Brésil danse, le Brésil critique, le Brésil vit, et les marges émergent. En témoigne la nouvelle égérie de la liberté colorée, la rappeuse de Curitiba, Karol Conka, qui vient de publier son troisième album, Ambulante. Dans un clip influencé par le voguing, Vogue do Gueto, la militante noire et féministe met en scène des couples gays, des femmes dominantes, des transsexuels, avec à ses côtés des collectifs féministes We Are Magnolias, Batekoo, As Irenes, Estaremos Là, Mooc.

Dans cet environnement culturel surgi des favelas et des quartiers populaires, les arcanes a priori machistes du rap ou du baile funk de Rio volent désormais en éclat, comme le prouvent les prestations déjantées du travesti Linn da Quebrada.

Par tradition, le carnaval est un lieu de travestissement, mais aussi de contestation sociale et politique. En 2018, on s’était réjoui des caricatures du président par intérim Michel Temer, de celles du maire évangélique de Rio, Marcelo Crivella, qui avait sabré les subventions des écoles de samba, jugé amorales. Le vainqueur du défilé des écoles de première division, Beija-Flor, avait dressé un parallèle entre le monstre Frankenstein et le Brésil, ventre gourmand de la corruption et des inégalités.

Un an plus tard, face à l’extrême droite, les « blocos », les groupes de carnaval de rue, ont composé en masse des « marchinhas », les marches satiriques chantées en chœur et qui envoyaient « Bolso » se faire f…. Logiquement, la ministre anti-genre, pour qui les professeurs sont « des rouges », Damares Alves, y est taillée en pièce. Mais l’ironie de ces piécettes jouées avec guitare et surdo ont aussi porté sur la libéralisation du port d’arme, dans un pays déjà rongé par la violence. En février 2019, la marche « Reaça », pobre de direita composée et interprétée par la Familia Ramos, une vraie famille de Curitiba amatrice de chansons et de parodies, était devenue virale sur les réseaux sociaux. Tandis que les Ramos chantaient ironiquement « qu’ils allaient acheter une arme pour tirer sur les communistes », l’Orquestra Royal de Belo Horizonte, un jeune orchestre de bals multicolores, a lancé un frevo nordestin enflammé intitulé Overdose de goiaba (Overdose de goyave), visant les visions de Mme Alves.

 

Pourtant, comme à l’accoutumée, il incombait aux grandes écoles de samba de raconter l’histoire avec un grand H. Mangueira, la verte et rose – chaque école a ses couleurs et ses supporters, comme au futebol - a choisi d’aller à l’encontre du dogme qui fait remonter la fondation de la nation brésilienne à l’arrivée des Portugais en 1500. En réalité les « découvreurs » furent de terribles envahisseurs qui massacrèrent les indigènes. Les défilés d’école de samba à Rio sont codifiés à l’extrême, les notes attribuées par les jurés sont très contraintes : on y dissèque le porte drapeau, l’aile des Bahianaises, la cohésion des percussions, et bien sûr la samba enredo, la chanson répétée ad libitum pendant les 45 minutes de défilé obligatoires pour accompagner les chars et les danseurs. Vainqueur en 2019, Mangueira a exceptionnellement reçu les notes maximales dans toutes les catégories.

« Salve os caboclos de julho/Quem foi de aço nos anos de chumbo/Brasil, chegou a vez/De ouvir as Marias, Mahins, Marielles, malês » : la samba enredo de Mangueira évoque les caboclos, figures du métissage des Noirs avec les Indiens et les malês, les esclaves révoltés de 1835 à Salvador de Bahia, mais aussi les « Marielles », allusion à  l’assassinat le 14 mars 2018 de Marielle Franco, conseillère municipale de Rio, noire, LGBT, mère d’une petite fille, en lutte contre les violences policières. Un an plus tard, la police a arrêté deux anciens membres de la police militaire soupçonnés d’avoir tiré sur la jeune femme. De nombreuses concordances les placent parmi les relations proches de la famille Bolsonaro.

 

Vaste est le Brésil : de la mégalopole de Sao Paulo parcouru de son underground éléctronique, au désert intérieur nordestin, de la ville « merveille » de Rio de Janeiro à la nègre Bahia. Du stade Maracana, temple du futebol aux Fêtes de la Saint-Jean, le Brésil est profondément religieux et tout autant lié à la nature. « Antonio Carlos Joubin, fils d’Européen et de singe amazonien » : ainsi se présentait Tom Jobim, mince dandy aux cheveux noirs qui reluquaient les jolies filles depuis la terrasse du bar Veloso, tout en respirant la verdeur de la forêt de la Tijuca qui domine Rio.

Aux dires de tous, le Brésil s’unit par un génie très particulier, qu’il nous a offert : alegria (la joie et l’humour), la saudade (le vague à l’âme jubilatoire), le rythme, la liberté des corps et le romantisme. Dans la grande tradition poétique portugaise, l’amour est au Brésil un temple, exploré par des femmes d’exception et des hommes qui ne craignent pas leur féminité. « Laisse le  temps décider/ Si cela doit arriver/Vis/ Libre », chante Maria Bethania.  « Je suis comme le mandacaru [le cactus nordestin qui retient l’eau]/ Ton mépris ne me rend pas triste/ Je suis reconnaissant de ta simple existence », poursuit Alceu Valença. « On peut manquer d’argent, real, cruzado, cruzeiro [le Brésil a changé plusieurs fois de monnaie]/ mais l’amour vaut plus que tout », conclut Rita Lee, la rockeuse rebelle, une ancienne de Os Mutantes, qui, à 70 ans bien tassés, s’est récemment payée une tranche de rire en racontant sur Twitter une supposée ancienne relation avortée avec « Bolsinho » (le petit Bolsonaro) « pas trop porté sur la chose, car plus intéressé par un camarade de classe » que par elle.

Véronique Mortaigne

Véronique Mortaigne

 

Longtemps journaliste et critique au quotidien Le Monde, Véronique Mortaigne a exploré les cultures populaires et les phénomènes qui en découlent. Se promenant chez les rock stars, mais aussi sur les sentiers des musiques d’ailleurs et des arts premiers, elle est l’auteure d’une dizaine de livres, dont Cesaria Evora, la voix du Cap-Vert (Actes Sud),  Loin du Brésil, entretien avec Claude Lévy Strauss (éd. Chandeigne), Johnny Hallyday, le roi caché, ou encore Manu Chao, un nomade contemporain (éd. Don Quichotte), avant d’achever un livre sur le couple iconique Birkin-Gainsbourg, Jane & Serge (éd. Les Equateurs).

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