#AuxSons est un webmedia collaboratif, militant et solidaire
Reginaldo Rossi - © Patrick Silva (CC BY-SA 2.0 )
Reginaldo Rossi - © Patrick Silva (CC BY-SA 2.0 )

Le brega au Brésil, la revanche des ringards

En décembre 2013, des milliers de fans éplorés ont accompagné la dépouille de Reginaldo Rossi jusqu’à sa dernière demeure, un cimetière de la banlieue de Recife, au Brésil. Décédé à 69 ans d’un cancer du poumon, il fumait quatre paquets de cigarettes par jour. Eduardo Campos, gouverneur du Pernambouc où furent décrétés trois jours de deuil, déclara : « Il a vaincu les préjugés et défendu le nom du Pernambouc quand il était difficile de le faire. Il a chanté la beauté de notre État. Il a vécu intensément. Il est mort d’avoir tant vécu. » Le percussionniste Naná Vasconcelos, autre monument disparu de la musique recifense, complice de Gato Barbieri et Don Cherry, se lamenta : « J’ai perdu un ami intime et le Brésil une idole. »

Reginaldo Rossi - Garçom

 

Reginaldo Rossi, qui débuta au sein de la Jovem Guarda – les yéyés brésiliens – à la fin des années 1960, est statufié depuis février 2021 sur une place de Recife. Il y est représenté attablé en terrasse d’un bar, en référence à son tube Garçom (1987) qui propulsa sa notoriété nationale. Ses chansons, qui riment avec passions et trahisons, comme Em plena lua de mel (1981) ou A Raposa e as uvas (1982), firent de lui le Roi du Brega, souverain d’un territoire dont nul ne sait tracer les frontières. Le brega, qui échappe à tout cadre mélodique, rythmique ou instrumental, est moins une musique qu’une considération de la musique. Sa propre dénomination intègre – et assume – le mépris que le genre inspire puisque le terme brega désigne toute chose ou personne de mauvais goût, vulgaire, ringarde, kitsch. Caractérisé par le romantisme exalté de ses textes, le brega a prospéré, depuis les années 1960, dans les couches populaires de la société alors que les classes moyennes et supérieures plébiscitaient la música popular brasileira (MPB) des érudits Chico Buarque, Caetano Veloso et Gal Costa. À l’opposé de la bossa nova du chic carioca, les modestes du Nordeste et du Nord se sont épris des crooners comme Reginaldo Rossi qui assénait : « Quand le peuple aime, c’est brega. »

Pendant que la MPB défiait la dictature militaire (1964-1985), les chanteurs – surtout des hommes – de brega surjouaient des romances de conquêtes et de ruptures amoureuses. Cela leur fut reproché mais eux-mêmes étant majoritairement originaires de milieux populaires, dans un pays où aucune musique n’est complètement anodine, leurs épanchements sentimentaux cachaient la métaphore des souffrances infligées aux opprimés. Waldick Soriano (1933-2008), après une jeunesse de fermier et de chercheur d’or, connut un vif succès avec des titres dont les paroles mélodramatiques pouvaient se lire à la lueur du contexte politique – ce fut le cas de Eu não sou cacharro, não (Je ne suis pas un chien, non, 1972) alors que Tortura de amor (Torture d’amour, 1974) fut censuré par la junte. De même, leurs textes abordaient des sujets – les inégalités, le racisme, l’homosexualité – dont certains étaient tabous pour l’époque. Odair José (né en 1948), par exemple, se risquait à évoquer la drogue, la contraception et la prostitution, au point d’être plusieurs fois censuré… et même excommunié.

Waldick Soriano - Eu não sou cacharro, não

 

Les vinyles brega d’occasion croupissent dans les bacs des disquaires, éclairant sur une production dont la quantité prévaut sur la qualité. Entre samba-canção, boléro et rock, entre guitares, violons et synthétiseurs clinquants, les chanteurs et chanteuses s’y époumonent généralement avec une ardeur qui accable les mélomanes. Mais le genre est aussi une mine de personnalités hors normes, comme le bouillant Wando (1945-2012), surnommé « l’Obscène », qui collectionnait les culottes de ses fans ; ou Nelson Ned (1947-2014), le « Petit géant de la chanson » (il mesurait 1,12 mètre), star dans toute l’Amérique latine, qui remplit quatre fois le Carnegie Hall de New York ; ou encore le bariolé Falcão (né en 1957) qui a introduit l’humour dans le brega, en avouant : « Je ne suis pas très romantique mais je me suis approprié le brega parce que c’est une musique facile et que, n’étant pas musicien, je ne pouvais rien faire de très élaboré. » Aujourd’hui encore, l’étiquette est plus ou moins assumée. Amado Batista, par exemple, refuse l’étiquette : « Malheureusement, dans notre pays, les gens ont des préjugés sur tout ce qui est populaire. Les ringards (bregas) sont ceux qui me disent ringard », dit celui qui, bien qu’il fut torturé sous la dictature, soutient énergiquement le président d’extrême droite Jair Bolsonaro. Bolsonaro que combattait la chanteuse de sertanejo (la country brésilienne) Marília Mendonça. La « Reine de la souffrance », comme elle fut surnommée, a aussi interprété du brega et sa disparition dans un accident d’avion, le 5 novembre 2021, à 26 ans, a choqué le Brésil tout entier, dont les notables de la MPB qui lui ont rendu hommage.

Wando - Fogo e Paixão / Cantada

 

Largement méprisé durant des décennies, le brega a été inscrit sur la liste du « Patrimoine culturel immatériel de Recife » en mai 2021. Ce processus d’institutionnalisation est destiné à « valoriser un mouvement populaire qui génère des opportunités, des revenus et des emplois » et il permettra à ses artistes d’être mieux représentés dans les programmations officielles comme celle du carnaval. Dans la foulée, mi-décembre, la préfecture de Recife a soutenu la deuxième édition des Brega Awards, cérémonie récompensant les vedettes du genre. Réhabilitation qui doit beaucoup à deux nouveaux courants musicalement revigorants. Apparu au début des années 2000 à Belém, au bord du delta de l’Amazone, le tecno-brega mixe les paroles romantiques avec des rythmes électroniques de calypso, cumbia, merengue ou carimbó. Joué sur d’énormes sound systems en forme de soucoupes volantes, ce style a conquis le pays grâce au tube Xirley (2012) de la superstar Gaby Amarantos, et produit des groupes aussi excitants que Banda Uó et Gang do Eletro.

Gaby Amarantos - Xirley

 

Mais c’est encore des banlieues de Recife qu’a surgi, en 2011, le brega funk. Mêlant funk carioca et production synthétique, caractérisé par un son de casserole sur le contretemps et une danse nommée passinho, il a été propulsé en 2018 par Envolvimento, premier hit d’une adolescente recifense, MC Loma. Désormais produit dans les grands studios de São Paulo, le brega funk a submergé tous les carnavals du pays en 2020. Cette revanche des « ringards » est aussi une reconnaissance tardive de la contribution des périphéries nordestines à la créativité des musiques brésiliennes.

MC Loma e as Gêmeas Lacração - Envolvimento

 

 

Eric Delhaye

Eric Delhaye

Journaliste, Eric Delhaye se consacre au domaine culturel en général et musical en particulier, en s’intéressant notamment aux questions historiques, territoriales, sociales et politiques que les sujets soulèvent. Il collabore régulièrement avec #AuxSons, TéléramaLibération et Le Monde Diplomatique.

Veuillez choisir comment vous souhaitez avoir des nouvelles du webmédia #AuxSons par Zone Franche:
Vous pouvez à tout moment utiliser le lien de désabonnement intégré dans la newsletter.
En savoir plus sur la gestion de vos données et vos droits.