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Lil Nas X © Tanima Mehrotra
Lil Nas X - © Tanima Mehrotra

La country retrouve des couleurs

Lors de la dernière cérémonie des Grammy Awards, le rappeur Lil Nas X a d’abord foulé le tapis rouge dans une tenue de cowboy rose bonbon jusqu’au Stetson, avant d’interpréter son tube « Old Town Road » en compagnie du chanteur de country Billy Ray Cyrus. Afro-Américain homosexuel de 20 ans, Lil Nas X fut le sujet d’une polémique un an plus tôt, Billboard ayant retiré ce morceau du classement Hot Country Songs, dont il occupait la dix-neuvième position, au prétexte qu’il ne réunissait « pas suffisamment d’éléments de la country d’aujourd’hui ». Mélangeant des éléments de trap (les basses) et country (le banjo), le titre a quand même battu le record du nombre de semaines en tête des ventes, précédemment détenu par Mariah Carey. Mais il n’a pas pour autant réintégré le giron de la musique country que le chanteur Harlan Howard avait fameusement définie, dans les années 1950, comme se résumant à « trois accords et la Vérité ».

 

 

L’affaire « Old Town Road » n’est pas anodine dans une société américaine dont la racisation est constitutive. Depuis son éclosion dans les années 1920 – dans le contexte ségrégationniste des lois Jim Crow – et jusqu’à la fin des années 1940, l’industrie du disque qualifia même de “race records” toute la production de blues, jazz ou gospel destinée aux Afro-Américains, tandis que la country – alors étiquetée “hillbilly music” – était implicitement versée dans le camp du public blanc. Cette démarcation est toujours rivée dans les esprits et dans les faits, un siècle plus tard. Outre que son précepte est aberrant, elle ne repose sur aucun fondement historique, comme le martèle Rhiannon Giddens lors de chaque concert, avec une érudition d’ethnomusicologue. Née en Caroline du Nord d’un père blanc et d’une mère noire, auteure en 2019 du magnifique album There is no Other avec Francesco Turrisi, la chanteuse manie aussi le banjo, instrument dont elle rappelle que les origines sont africaines (son ancêtre est l’ekonting, un luth ouest-africain). Associé au violon par les colons européens ayant eux-mêmes importé des traditions diverses, au XIXe siècle, le banjo est un facteur important de la créolisation originelle des musiques nord-américaines. « La musique et les concepts culturels se croisent depuis toujours, dit Rhiannon Giddens dans une interview au Guardian. Tous mes projets tournent donc autour de la même affirmation : “Nous avons plus de points communs que de différences.” »

 

 

Dernier documentaire-fleuve (seize heures) réalisé par Ken Burns, dont Rhiannon Giddens est une narratrice, Country Music a été diffusé sur PBS en plein débat sur Lil Nas X. Il tend notamment à démontrer comment l’industrie “blanche” a escamoté les racines “noires” constituées notamment par les spirituals et les chants de travail. Dans le Sud, les prolétaires blancs et les opprimés noirs côtoyaient la même misère où une porosité culturelle a opéré. Par exemple, Ken Burns démontre que le gospel noir « When The World is On Fire » est devenu « Little Darling, Pal of Mine », hit country de The Carter Family (des Blancs) en 1928, puis « This Land is Your Land », hymne folk de Woody Guthrie en 1940. Ne pas oublier, non plus, que ce sont des guitaristes afro-américains qui furent les mentors de The Carter Family (Lesley Riddle), Hank Williams (Rufus Payne) et Johnny Cash (Gus Cannon), entre autres – les cas sont légion. Sous la forme d’échanges, de vols ou de parodies, les musiques américaines ont déjoué la ségrégation. Mais l’industrie du disque, surtout motivée par des considérations marketing (on ne peut pas exclure des intentions racistes), a donc enfermé les genres dans des cases, et écarté les artistes noirs d’une histoire qu’ils contribuèrent à écrire, pour les orienter vers le rhythm’n’blues puis ses rejetons. Dans une interview pour The Bitter Southerner, Ken Burns note que la country elle-même est victime de ce piège, au point d’être l’objet de moqueries pour les clichés qu’elle véhicule : « Elle est coincée dans une imagerie de braves gars dans des pick-up avec des chiens de chasse et des packs de bière, alors qu’elle constitue, en réalité, une manière très directe et très simple d’exprimer des expériences humaines universelles. »

 

 

Dans son livre sur le sujet, Country Soul – Making Music and Making Race in the American South (2015), Charles L. Hughes détaille les relations entre les musiciens noirs et blancs dans les studios de Memphis, Nashville et Muscle Shoals à partir des années 1960. Outre le pionnier DeFord Bailey, Louis Armstrong collabora avec la star country Jimmie Rodgers sur « Blue Yodel Number 9 » dès 1929, avant que de nombreux musiciens afro-américains abordent le genre avec succès, de Charley Pride à Ray Charles (notamment sur son album Modern Sounds in Country and Western Music en 1962).

 

 

Dans les années 2000, Darius Rucker s’est imposé à son tour tandis que Beyoncé a chanté « Daddy’s Lessons » (extrait de son album Lemonade) sur la scène des Country Music Association Awards 2016, en compagnie des Dixie Chicks. La prestation lui a attiré des insultes racistes sur les réseaux sociaux, mais elle a aidé à ouvrir la porte dans laquelle se sont engouffrés Jimmie Allen et Kane Brown, lesquels ont respectivement classé un single (« Best Shot ») et un album (Experiment) en tête du Billboard en 2018. Même si l’un et l’autre ont aussi dénoncé les obstacles dressés contre leur couleur de peau, et les remarques condescendantes sur leur succès, les lignes sont visiblement en train de bouger.

 

 

La country retrouve des couleurs, à rebours du suprémacisme blanc ragaillardi, chahutée par un rappeur noir sous un chapeau rose.

 

Eric Delhaye

Eric Delhaye
Eric Delhaye

 

Journaliste, Eric Delhaye se consacre au domaine culturel en général et musical en particulier, en s’intéressant notamment aux questions historiques, territoriales, sociales et politiques que les sujets soulèvent. Il collabore régulièrement avec TéléramaLibération et Le Monde Diplomatique.

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