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Les Rossignols de Bagdad - © UAP 2020

Grandeur et oubli des musiciens juifs irakiens

Les artistes de confession et de culture juives ont été importants dans la musique du monde arabe jusqu’à la première moitié du 20e siècle, qu’il s’agisse de la forte tradition andalouse au Maghreb et des stars du cinéma chantant égyptien - corollaire naturel de l’industrie musicale naissante - comme Leïla Mourad (fille du compositeur Zaki Mourad) et Souad Zaki. A Bagdad plus qu’ailleurs peut-être néanmoins, la scène musicale est très fortement liée à cette communauté. 

Layla Mourad - El Donia Ghenwa

 

Quelles en sont les raisons ? La communauté juive irakienne est l’une des plus anciennes de la région, implantée depuis les temps immémoriaux de Babylone. A très grande majorité urbaine, elle forme une part importante de la population de Bagdad, pleinement intégrée à la société de la ville et contribuant fortement au fil des siècles à la culture de cette dernière. Par ailleurs, et malgré l’opposition de certaines franges les plus conservatrices qui réprouvent la musique profane, il est relativement plus aisé -notamment pour les femmes- de confession juive et chrétienne de faire carrière dans le domaine. Enfin, l’établissement d’un certain nombre d’institutions de bienfaisance visant à former de jeunes aveugles à la musique (un des rares débouchés professionnels compatibles alors avec leur handicap), fournit des contingents de joueurs de qanoun, nay, violon ou encore percussions, reconnaissables sur scène ou dans les studios à leur lunettes teintées. 

Des années 1920 à la révolution de 1958 qui met fin à une monarchie éphémère instaurée par la puissance mandataire britannique, la musique à Bagdad connaît un âge d’or, porté par le développement socio-économique de la ville -ancienne capitale des Abassides, elle n’est jusqu’au lendemain de la Première guerre mondiale qu’une bourgade périphérique de l’empire ottoman- ainsi que par les progrès technologiques d’enregistrement et de diffusion de la musique. Ainsi, le fameux maqam irakien, système de modes et de gammes articulées autour d’un ensemble précis de pièces musicales instrumentales et vocales, réputé dans toute la région pour son raffinement et sa sophistication, n’est assurément pas nouveau. La popularisation de la radio (pour le grand public, via notamment les cafés), du tourne-disque (pour les plus privilégiés) puis plus tard du cinéma change la donne : les performances des artistes sont conservées et rendues accessibles à tous par delà les obstacles matériels. 

Daoud et Saleh Al Koweiti Bint El Moshab

 

Cet âge d’or est porté par un certain nombre de figures, à commencer par les frères Daoud et Saleh Al Koweiti. Irakiens, ils sont les fils d’un marchand juif installé à Koweït pour mener à bien ses affaires qui l’amènent d’Alep à Calcutta. Enfants prodiges, Daoud (au oud) et Saleh (au violon) débutent dans les cafés de Bassorah puis de Bagdad, avant, une fois devenus adultes, de participer au Congrès du Caire de 1932, événement fondateur de la musique arabe savante moderne. A l’exception du grand chanteur Mohammed Al Qabbanji qui la dirige, la délégation irakienne est d’ailleurs composée uniquement de musiciens juifs, témoignage de l’importance de ces derniers à Bagdad. A leur retour en Irak, les frères Al Koweiti, très appréciés de la monarchie, sont invités à orchestrer les festivités du couronnement du roi Ghazi, puis de son fils Faysal II. Leur notoriété est telle que les géants de la musique égyptienne Mohammed Abdelwahab et Oum Kalthoum viennent leur rendre visite à Bagdad, discutant compositions et s’initiant à leurs côtés aux subtilités du maqam irakien. Leurs innombrables compositions (« Fog al nakhal », « Talaa min beit abouha », « Yanabaat el raihan ») continuent de faire partie du répertoire populaire irakien. 

Les frères Al Koweiti collaborent régulièrement avec une autre grande diva, leur compatriote et coreligionnaire Salima « Pacha » Mourad. Découverte dans l’établissement de charme fréquenté par la bonne société baghdadie que tient sa soeur, elle s’initie auprès des plus grands, qui lui composent également des chansons. Mariée au ténor Nazem El Ghazali (le mariage, mixte, est également marqué par une grande différence d’âge entre Mourad et son cadet El Ghazali), elle se produit avec ce dernier en Irak et à l’étranger avant de tenir, prématurément veuve, le cabaret que le couple avait ouvert. Salima Mourad meurt dans un relatif anonymat en 1974, au sein d’une communauté qui n’est déjà plus que l’ombre d’elle-même. En effet, incités (pour ne pas dire forcés) à quitter l’Irak au début des années 1950, les juifs de Bagdad partis en Israël s’y sont vus confrontés à une forte marginalisation au regard de leurs origines arabes. 


Dudu Tassa & The Kuwaitis,  Dhub Utfatar 

 

Daoud et Saleh Al Koweiti, chouchous du roi Ghazi, se retrouvent à vivre de petits boulots et quelques apparitions dans les mariages irakiens des faubourgs de Tel Aviv. Ils se refusent à transmettre leur culture et leur art à leurs descendants, espérant par ainsi leur éviter ce goût d’exil trop amer qui ne cesse de leur envahir la gorge et leur serrer le coeur. Plus apaisé dans son rapport à sa double identité, le petit-fils de Daoud Al Koweiti, Dudu Tassa, s’est néanmoins réapproprié cet héritage familial à travers deux albums sous le nom de « Dudu Tassa and the Kuwaitis » qui offrent un traitement résolument rock et électro à des morceaux désormais considérés comme des classiques. Il collabore aussi régulièrement avec d’autres artistes d’origine irakienne comme Yair Dalal. 

Yair Dalal  Ya Ribon Alam  

 

En Irak comme dans la diaspora installée essentiellement en Amérique du Nord, en Israël et en Angleterre, le fertile répertoire des Koweiti continue de faire vibrer et de représenter un lien fort avec un pays lointain et un âge d’or depuis longtemps tombé en poussière. Officiellement, les frères Al Koweiti cependant n’existent plus sur leur terre natale, faisant aux côtés d’autres artistes jugés « subversifs » par leur identité ou leurs opinions politiques les frais des politiques d’expurgation engagées par le Ministère de la culture à l’arrivée de Saddam Hussein au pouvoir.  Leurs 1200 compositions ont ainsi été anonymisées, rejoignant un corpus « traditionnel » qui ne cesse cependant d’exister.

 

 

Coline Houssais

© UAP 2018

Née en 1987 en Bretagne, Coline Houssais est une chercheuse, commissaire, journaliste et traductrice indépendante spécialisée sur la musique des pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient ainsi que sur l’histoire culturelle de l’immigration arabe et berbère en Europe. Elle enseigne ces deux sujets à Sciences Po, dont elle est par ailleurs diplômée, et contribue régulièrement à de nombreux médias. Auteure de « Musiques du monde arabe - une anthologie en 100 artistes » (Le Mot et le Reste, 2020), elle a créé et produit “Les Rossignols de Bagdad”, une performance vidéo, musique & texte autour de l’âge d’or de la musique irakienne et de la mémoire oubliée des musiciens juifs irakiens

Fellow de la Fondation Camargo pour l’année 2020, Coline est également la récipiendaire du programme de résidence IMéRA-MUCEM pour « Ceci n’est pas un voile », une réflexion  visuelle mêlant images d’archives et portraits contemporains autour de l’histoire du couvre-chef féminin en France et de ses perceptions.

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