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Algérie -

En Algérie, paysage sonore d’une révolution populaire

Depuis l’annonce de la candidature d’Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat en février dernier, les algériens de tous milieux et toutes générations n’ont cessé de se mobiliser chaque vendredi, et ce par milliers. Des stades de football à la rue, en passant par les réseaux sociaux, quels sont les hymnes qui forment le paysage sonore et irriguent la contestation dans les rues algériennes ?

 

Des stades à la rue : les chants des supporters mobilisent les foules

Depuis plusieurs  années, de vives critiques et invitations au rassemblement se font entendre sur les gradins des stades de foot algériens. Face à un espace public contrôlé et une liberté d’expression censurée, ces derniers sont devenus un lieu propice à l’expression de la critique politique et des revendications sociales et économiques. Au printemps 2018, l’Ouled el-Bahdja (Les enfants d’Alger), groupe de fans de l’Union sportive de la médina d’Alger (USMA), compose « La Casa del Mouradia ». En référence à la série espagnol La Casa de Papel, ce chant s’adresse directement aux tenants du palais El Mouradia, résidence officielle de la présidence algérienne.

 

 

Repris massivement dans les manifestations, cet hymne social critique tour à tour les différents mandats d’Abdelaziz Bouteflika : « Le premier, on dira qu’il est passé / Ils nous ont eu avec la décennie / Au deuxième, l’histoire est devenue claire / La Casa d’El Mouradia / Au troisième, le pays s’est amaigri / La faute aux intérêts personnels / Au quatrième, la poupée est morte et L’affaire suit son cours… ». Depuis, le club sportif a sorti un nouveau titre intitulé « Ultima verba », un clin d’œil direct au poème de Victor Hugo dans lequel le poète critiqua vivement Napoléon III et son régime corrompu. D’autres exemples témoignent des liens intimes entre les chants de stades et la révolte à l’instar de cette chanson du CS Constantine évoquant les problèmes de logement et le coût de la vie, parmi d’autres barrières à l’épanouissement de la jeune génération :

 

 

Sur la toile et dans la rue : la jeune génération d’artistes donne le La

Si les chants des supporters ont débordé les stades pour envahir les rues et engager les foules au-delà des gradins, ces derniers ont également été repris dans les productions de musiques actuelles. Le succès retentissant du titre « Liberté » du rappeur Soolking, en duo avec l’Ouled-El-Bahdja, a atteint plus de 73 millions de vues depuis la mi-mars 2019. Texte simple et percussif, beat, violons en toile de fond, auto-tune, et chœurs de supporters, font la recette de ce titre à l’esprit fédérateur. Le texte critique la corruption et l’hypocrisie du pouvoir, face à une société algérienne unifiée et inspirée des grandes figures de l’anticolonialisme : « Ils ont cru qu’on était mort, ils ont dit « bon débarras » / Ils ont cru qu’on avait peur de ce passé tout noir / Il n’y a plus personne, que des photos, des mensonges / Que des pensées qui nous rongent, c’est bon, emmenez-moi là-bas / Oui, il n’y a plus personne, là-bas, il n’y a que le peuple / Che Guevara, Matoub, emmenez-moi là-bas / J’écris ça un soir pour un nouveau matin ».

Parmi les figures de proue du paysage sonore des manifestations, on compte aussi Raja Meziane. Révélée lors de l’émission « El Han oua Chabab » de 2007, la jeune artiste, originaire de Maghnia, est exilée en Tchéquie depuis plusieurs années, après avoir refusé de participer à l’hymne électoral du quatrième mandat. Dans le clip de  « Allo le Système ! », la jeune artiste passe un coup de téléphone assaisonné au « Système » qui ne répond pas. Empruntant à l’esthétique traditionnelle des clips de rap américain et entrecoupé d’images de manifestations, ce clip évoque, par la métaphore, un pouvoir déconnecté des problématiques de la population, et gangrené par la corruption. Raja Meziane, y dénonce l’absence d’infrastructures publiques et d’éducation qui pousse l’exil des jeunes algériens en dehors du pays : « Le pays est à l’arrêt / rongé jusqu’à l’os / ça perdure / vous avez détruit l’éducation / et c’est la débandade. Société handicapée / la culture absente / le peuple qui saute dans les embarcations ». Ici, c’est aussi le blocage d’un pouvoir qui ne se renouvelle pas que l’artiste critique : « et vous, vous croyez que vous allez rester éternellement / vous nous avez enterrés vivants / et vous avez laissé les morts diriger ».

 

 

La contestation, une tradition de coeur dans la musique algérienne 

Au-delà de la résonance de ces deux chansons, la scène artistique algérienne s’est engagée de multiples manières ces dernières semaines. Très tôt, un collectif rassemblant des artistes tels que Djam, Amel Zen, Idir Benaibouche, Aboubakr Maatallah, ont travaillé à un morceau intitulé « Libérez l’Algérie ». La chanson appelle à « Une éducation pour nos enfants », « Une culture authentique et indépendante » ou encore « une presse libérée ». Ces revendications entrent en résonance avec les différentes pancartes écrites en arabe français et tamazight qui jalonnent le clip : « Un seul héros, le peuple », « La jeunesse prend son destin en main », « Pour un État de droit », « Peuple uni, peuple vainqueur ». Cette action définitivement collective, révèle l’ADN première du soulèvement : pacifique, populaire, sans leader et sans égérie.

 

 

La place de la contestation politique dans la musique algérienne, qu’elle soit traditionnelle ou plus actuelle n’est pas à ses prémisses. Depuis les poèmes du malhoun ou les chants anticolonialistes, l’engagement par la musique s’est poursuivi avec le développement du raï ou de la chanson kabyle engagée. Des artistes comme Cheb Hasni ou Matoub Lounès, tous deux assassinés durant la décennie noire, ont incarné la dimension politique de la musique en Algérie. A partir des années 90, c’est également une jeune génération qui commence à se faire connaître sur la scène musicale avec des groupes comme MBS (dont les MC Donquishoot, Red One et plus tard Diaz), ou encore Intik.

Inscrits dans une longue tradition de musique engagée, les hymnes d’aujourd’hui se tissent entre les stades de foot, les réseaux sociaux, et la production musicale, plus ou moins alternative. Surtout, ils sont le fruit de l’improvisation musicale de la rue, avec des paroles (chantées en arabe, en berbère, ou en français), souvent humoristiques, et parfois accompagnées d’instruments acoustiques. A titre d’exemple, cette créativité à la fois littéraire et musicale, transporte des slogans tels que« Jibou El BRI, Jibou Sa3i9aa…. makanch el khamssa ya Bouteflika » (Ramenez la BRI et les forces spéciales ….Il n’y aura pas de 5ème mandat Bouteflika. ) des rues d’Alger à Béchar, d’une soirée sur des rythmes berbères aux posts facebooks des deux frères musiciens TiMoh et Djam.

 

Remerciements à Anès et Idir pour leur aide précieuse.

Sarah Melloul

Sarah Melloul

 

Directrice du média en ligne Onorient, Sarah Melloul travaille au croisement du monde des médias et de la culture en France et dans le Monde Arabe. Passionnée d’écriture et de radio, elle s’intéresse tout particulièrement à la musique, aux questions de mémoire, de patrimoine et d’interculturalité  en Afrique du Nord.

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