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- Pandit Hariprasad Chaurasia au Rajarani Music Fest, Rajarani Temple, Bhubaneswar, Odisha, Inde - 19 Janvier 2015 - © Krupasindhu Muduli

Ces vieux qui brûlent….

Hariprasad Chaurasia, Danyel Waro, Joyce, Ray Lema, Zakir Hussain, ils ont pour point commun d’être des géants de la musique mais aussi, sur le plan sanitaire, d’appartenir au groupe à risque. Dans cette période où l’on met les personnes âgées en quarantaine, nous avons parlé à des maîtres de la tradition musicale.

 

Hariprasad Charasie/Zakir Hussain

 

Comme chaque matin, il s’est levé à l’aube. Il s’est rafraîchi, a exécuté quelques mouvements amples pour s’échauffer, puis il a rendu grâce au pied du petit temple dans sa cour. Ensuite, tout le reste de la journée, dans l’école à ciel ouvert où il s’est confiné, il a joué de la flûte. Le 1er juillet, Hariprasad Chaurasia célèbrera son 82e anniversaire ; il n’est pas un maître, il est un trésor. Il vous raconte l’air de rien le jour où sa mère est morte, quand il avait 6 ans, ses berceuses dont il se souvient encore. Il vous raconte comment, adolescent, il a ensuite cherché un professeur, Rajaram, qui lui a appris à chanter. « J’avais urgemment besoin d’un guru. »

Hariprasad Chaurasia veille aujourd’hui sur son gurukul, son académie, à Bombay. « On n’est plus que 5 pendant la pandémie, ils prennent soin de moi, on prend soin les uns des autres. » Il n’apprécie pas trop les cours en ligne : « je veux entendre parfaitement le son, le tempo, l’intonation, il ne s’agit pas seulement du jeu, il s’agit d’être présent les uns pour les autres. » Récemment, Chaurasia a vu l’exode depuis la mégalopole où il est né, les travailleurs migrants qui repartaient vers leur village d’origine pour échapper au confinement. Il a vu le monde changer. « Quand les vieillards meurent en nombre, c’est une perte ineffable. »

Cela fait des semaines entières que l’on qualifie les personnes âgées de groupe à risque, que la ritournelle s’insinue d’un monde qui s’est mis à l’arrêt pour protéger des humains qui avaient déjà vécu, des improductifs, avec le risque que la fracture générationnelle se creuse pour toujours. Imaginez : on a même parlé de cantonner chez eux pour des mois encore, voire des années, ceux qui ont dépassé les 65 ans, on voulait que les grands-parents ne serrent plus leurs petits-enfants.

La légèreté avec laquelle on a envisagé de se priver des vieux dans l’espoir de les sauver, de NOUS sauver, dit quelque chose de notre société dans son ensemble. Elle néglige le rôle des vieux et l’idée même de savoir transmis.

 

Musique sarde 

 

S’il est un domaine où la connaissance passe d’une bouche à une oreille, d’un corps à un autre corps, d’une génération à la suivante, c’est la tradition. Alors ces derniers jours, on a appelé des maîtres de la tradition musicale, un peu partout dans le monde, pour les entendre sur cette mise au ban sanitaire, sur ce qu’elle induit, sur ce qu’elle produit. Et tout d’abord, pour vérifier cette intuition : Bernard Lortat-Jacob, un patron de l’ethnomusicologie française, qui connaît tout de la Méditerranée, mais aussi de la Roumanie et de l’Albanie. Il a 79 ans, il a passé le confinement à Paris.

« Par malchance, j’ai une petite maison qui n’a pas de vis-à-vis. Je n’entends pas la musique dans la rue. Le confinement ? Je suis très peiné de cette histoire. Je n’ai pas envie de me faire ostraciser. Ce n’est pas très marrant de se trouver doublement rétréci. »

Lortat-Jacob explique une chose fondamentale. La tension entre les générations, ces jeux de séduction-répulsion, résident au cœur vibrant des traditions. « Dans les circuits méditerranéens, on valorise aussi beaucoup la jeunesse, ceux qui font danser, de très jeunes musiciens, très beaux, très précoces. Les vieux, eux, on leur rend visite comme des monuments. On se dit qu’ils ont mis leur vie en péril en buvant avec les autres, alors on leur doit le respect. »

L’ethnologue se souvient d’un « vieux pépé » en Sardaigne, qui faisait danser tout le village. Il jouait des heures, il était dans un ailleurs total, le temps avait disparu. La poussière tournoyait dans ce village sans bitume, il continuait comme une machine à sous si on le désaltérait. C’était un accordéon diatonique. « Je suis un chercheur, je traque donc ces mémoires vivantes. Mais il ne faut pas mythifier la place des vieux dans les sociétés traditionnelles. J’ai vu des gamins se faire talocher parce qu’ils avaient essayé l’instrument de leur père. La transmission n’est pas toujours aussi harmonieuse qu’on aimerait le croire. »

 

Danyèl Waro

 

Depuis sa maison, Danyèl Waro embrasse la baie de Saint-Paul, la pointe des galets, le Cap La Houssaye. Il vit dans une espèce de savane, à la Réunion, « on s’est mis à squatter là il y a 16 ans, il n’y avait pas grand monde. » Ils ont bâti une petite école alternative, où il s’agissait autant de planter que de compter, une école du créole et de la terre : « Il faut être enraciné, debout, fier, tranquille. On n’a pas notre arbre dans les livres de classe, notre sève, notre manière de croire, les livres sont centralisés, ils traitent de la culture française, de l’automne et de l’hiver, de saisons qui n’existent pas ici. Notre marmaille devient alors étrangère à son propre pays. »

Quand il avait 15 ou 20 ans, Danyèl Waro était en rage. « Mon père buvait. Il gueulait. L’arbre de la saoulaison cachait la forêt de l’apprentissage et de l’affection rude, austère. Mais il m’a quand même montré les champs. » Waro s’est trouvé d’autres guides. Paul Vergès. Firmin Viri. Granmoun Lélé. « Ils m’ont appris à déconfiner ma langue, à déconfiner ma culture. On ne peut pas séparer les vieux des jeunes. » Quand il chante le maloya, Waro, 65 ans, secoue son kayamb comme un boxeur – c’est un hochet en forme de radeau qui fait le bruit de la pluie et de la récolte.

Il est pour son île non seulement une source mais un estuaire. Il est la continuité et le renouvellement. « C’est un shaman », dit de lui Carlo de Sacco, le chanteur du groupe réunionnais Gren Semé.

 

Ray Lema et Manu Dibango

 

Cette idée de tradition transmise comme des plaques tectoniques qui se séparent, se frôlent et se fracassent parfois l’une contre l’autre, le compositeur congolais Ray Lema l’incarne peut-être mieux que quiconque. Le Covid-19 lui a enlevé des frères. Tony Allen. Manu Dibango. Il cite la phrase bien connue de l’écrivain Amadou Hampâté Bâ : « Quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. » Ray dit qu’il ressent un blues terrible, qu’il doit se concentrer le matin pour faire ses gammes. « Je sors peu, je suis doublement à risque, j’ai 74 ans et je suis asthmatique. On nous demande de sortir masqué-ganté. »

Ray avait décidé d’être prêtre. Il entre au séminaire à 12 ans. On lui décèle des aptitudes à la musique, alors les pères blancs l’asseyent derrière un orgue. Il y apprend le grégorien. Puis on fait venir un piano droit de Belgique. Il étudie Chopin. Mais se glisse aussi dans les indépendances africaines, dans les rumbas, les tambours battants, le jazz. Ray Lema ne choisit pas entre les différentes écoles qu’il traverse, alors il finit lui-même par faire école.

« C’est très mauvais pour le commerce. Les marchands de disque n’ont jamais su où me placer. Ils trouvaient que je n’étais pas assez « world » et pourtant je suis de ce monde ! Quand un jeune musicien vient me voir, je lui demande quelle est sa motivation. S’il cherche à devenir célèbre, cela me crispe. Ce que l’on peut transmettre de plus précieux, c’est cette liberté. »

 

Angélique Kidjo 

 

Même sentiment chez Angélique Kidjo qui vous répond entre deux pains qui cuisent. « Je n’arrive pas à m’arrêter, alors pendant le confinement je cuisine ! » Elle devait créer ces jours-ci au Carnegie Hall de New York un nouveau spectacle, hommage aux indépendances noires, avec Manu Dibango et des chanteurs américains. « Je suis née en 1960, juste avant que mon pays, le Bénin, se libère. J’avais invité pour ce show des chanteuses américaines pour célébrer aussi les droits civiques. Vous savez, un des mérites de prendre de l’âge, c’est qu’on se fiche pas mal de ne pas ressembler aux autres. »

 

Joyce

 

A quelques milliers de kilomètres de là, dans la zone Sud de Rio, la chanteuse Joyce, 72 ans, attend chaque soir pour tabasser ses casseroles à la fenêtre. « C’est ainsi que l’on marque notre désapprobation face à Bolsonaro. La plupart des gens crient aussi. Moi j’essaie de préserver ma voix. » Joyce grandit à Ipanema, ses amis d’adolescence sont Tom Jobim, João Gilberto, Elis Regina. Elle murmure des mots doux, révolutionnaires, dans une nation qui s’invente : « La bossa nova, c’est le Brésil tel qu’il aurait dû être. » Elle a été féministe avant toute sa génération, elle était affranchie, bruissante, munie d’une guitare si sophistiquée qu’on venait prendre des cours chez cette autodidacte.

« Aujourd’hui, quand de jeunes musiciennes viennent me voir pour me dire que je les ai inspirées, je fais semblant de rien, mais ça me touche beaucoup. Moi aussi je suis la fille d’autres femmes. On forme une chaîne d’affranchies. »

« Combien de temps vais-je continuer à gratouiller ? », s’exclame Laurent Aubert depuis son antre genevois. « Ma mère vient d’avoir 93 ans. » Il a fondé les Ateliers d’ethnomusicologie, une référence dans le monde des traditions, et il profite de sa retraite pour se remettre aux luths afghan, turc, arabe. « Cela m’occupe. » Aubert parle de son propre maître, Daoud Khan, qui est plus jeune que lui et l’a remis sur les rails.  « J’ai arrêt de jouer pendant 30 ans. J’ai l’impression d’avoir repris la musique là où je l’avais laissée. »

Laurent Aubert mentionne l’épure, la profondeur, ces qualités qu’il a souvent trouvées chez les maîtres âgés. « Je parlerais de mémoire vive. Il y a chez certains anciens un nombre incalculable de données musicales qui peuvent surgir à n’importe quel instant. »

 

Zakir Hussain et Alla Rakha

 

C’est précisément ce que l’on ressent quand on écoute Zakir Hussain. C’est à lui que l’on veut parler à la fin de ce reportage immobile au pays de ceux qui ont vécu et vivent encore. Il a été si longtemps l’incarnation de l’énergie juvénile, de l’appétit cosmopolite, qu’on ne peut l’imaginer fêter bientôt ses 70 ans. Zakir est le fils d’un immense musicien indien, le percussionniste Alla Rakha, qui a notamment participé à définir son instrument (les tablas) mais a aussi ouvert la musique classique du Nord de l’Inde à des vents nouveaux, au jazz du batteur Buddy Rich par exemple. Mickey Hart du Grateful Dead disait de lui qu’il était un Einstein, un Picasso du rythme.

Par cet héritage, étrangement, Zakir Hussain n’a jamais semblé alourdi. Il vous téléphone depuis sa maison de Sausalito, en face de San Francisco, il évoque l’air pur, les voitures qui ont déserté la chaussée, tous les mérites d’un ralentissement global : « En 2019, j’ai aligné 5 tournées différentes. 50 concerts au printemps, 30 en été. Franchement, je ne m’étais pas rendu compte à quel point j’ai été submergé par le travail ces dernières années. J’honore cette pause. »

Chaque phrase de Zakir porte la trace de ses maîtres. Ravi Shankar. Ali Akbar Khan. John McLaughlin. Et son propre père : « Il m’a dit que je devais rester toute ma vie un bon étudiant. Quand on lui disait qu’il avait donné un concert parfait, il répondait qu’il n’avait pas assez bien joué pour renoncer encore à la musique. »

Très jeune, Zakir s’envole vers les États-Unis avec Ustad Ali Akbar Khan, le joueur de luth sarod. « Il ne s’est jamais adressé à moi comme à un gamin. Il m’appelait monsieur. Je n’ai jamais senti autre chose que le respect accordé à un disciple qui faisait de son mieux. J’ai toujours eu le sentiment de jouer avec des musiciens meilleurs que moi. Et aujourd’hui encore quand j’entends les jeunes musiciens indiens, ils sont incroyablement doués. C’est effrayant ! J’apprends d’eux davantage que je leur enseigne ! »

Pendant le confinement, Zakir Hussain a animé des sessions sur Instagram. « C’est important de passer ce que l’on sait, de diffuser l’information. Lorsque les corps sont mis à distance, c’est le seul moyen qui nous reste pour communiquer. Même confinés, nous ne sommes pas isolés. Il faut à tout prix éviter de casser les chaînes de transmission. »

 

Arnaud Robert

 

Arnaud Robert est un journaliste et réalisateur suisse. Son travail a été publié par National Geographic, Le Monde ou Le Temps. Il est un contributeur régulier de la Radio Télévision Suisse. Il a publié plusieurs ouvrages sur Haïti, l’art ou la musique, notamment le livre sur le Montreux Jazz Festival (« 50 Summers of Music », éd. Textuel) et celui sur les Ateliers d’ethnomusicologie de Genève (Genève aux rythmes du monde, éd. Labor & Fides). Il a réalisé un documentaire sur la rencontre entre le tromboniste Roswell Rudd et le griot malien Toumani Diabaté (« Bamako is a Miracle») et un autre sur la fanfare béninoise Gangbé Brass Band (« Gangbé!») Avec le photographe Paolo Woods, il réalise en ce moment « Happy Pills », un documentaire sur les médicaments et la quête du bonheur. En 2020, il a reçu le Swiss Press Award pour sa série de reportages « La révolution des toilettes ».

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