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© Irene Nobrega - Wikimedia commons - Peça de teatro, Besouro Cordão de Ouro - 21/01/2017
Peça de teatro, Besouro Cordão de Ouro - © Irene Nobrega - Wikimedia commons - 21/01/2017

Ces musiques pour combattre

Dans toutes les régions du globe, les sports de combat et la musique entretiennent des rapports étroits, puisant dans les traditions et la spiritualité. Petit tour d’horizon avec trois exemples : la capoeira, au Brésil, le moringue à La Réunion, et le tambour taiko, au Japon. 

Parce que les arts martiaux puisent leurs racines dans les traditions et spiritualités ancestrales, ils utilisent forcément l’un des plus évidents véhicules pour s’adresser aux dieux et aux puissances supérieures. Du Japon à l’Indonésie, de la Thaïlande à La Réunion, on combat en musique, pour donner sens à ces arts de la guerre, conférer de la force aux combattants, réguler les luttes, organiser le chaos. 

 

La capoeira, un pont entre les temps : celui des vivants et celui des ancêtres

Notre premier arrêt nous porte au Brésil, pays où la musique bat, incessante, comme un cœur, et accompagne l’un des sports de combat les plus réputés au monde : la capoeira. Dans les rues du Pelourinho, quartier historique de Salvador de Bahia, le son du berimbau, cet arc musical venu d’Afrique, instrument des conteurs et des chasseurs, et celui de l’atabak, tambour socle du candomblé, la religion animiste afro-brésilienne, résonnent puissants, dans l’entrelacs de ruelles à l’architecture coloniale et aux maisons pastel. 

Au milieu d’un cercle (‘la roda’), devant les percussions et les chanteurs, des lutteurs virevoltent, esquissent leurs coups spectaculaires, s’envolent… Pedro Abib, professeur de culture populaire à l’Université Fédérale de Bahia, chercheur sur la capoeira et auteur de Conversas de Capoeira*, pratique ce sport depuis trente ans. Pour lui, le rôle de la musique dans ces joutes ne fait aucun doute : « Elle bâtit un pont entre les temps : celui des vivants et celui des ancêtres », dit-il, avant de compléter : « comme toutes les manifestations d’origine africaine, la musique fait partie du jeu ». La capoeira, cet art hérité des esclaves, sport de combat déguisé en danse pour tromper la vigilance des maîtres, prendrait ainsi source dans le Ngolo, la « danse du zèbre », un rite de passage des peuples bantous d’Angola. Mais, précise Bamba, instructeur de capoeira à Paris : « Les esclaves ont été mélangés. Donc la capoeira résulte d’un mix d’influences en provenance de toute l’Afrique ». Cet héritage, les chants traditionnels qui accompagnent les rodas, le portent en leur sein. Vieux de plusieurs siècles, ils décrivent les champs de cannes, les maîtres, les moments de repos, les rêves d’évasion ; ils se réfèrent aux rites religieux, évoquent les bars de Luanda, la persécution de cet art au Brésil ; ils citent aussi la reine d’Angola Njinga (XVIIe), qui a donné son nom à la « ginga », le mouvement de base…

 

 

Pour soutenir ses chants, la capoeira s’est doté d’un instrumentarium précis, à base de percussions. Il y a d’abord son symbole, le berimbau. Dans une roda, on en dénombre trois : le « gunga », le grave, qui possède l’autorité, et assure le rythme de base ; le « medio », le moyen, qui lui répond, avec une légère variante : et le « viola », l’aigu, qui « parle », et se lance dans des digressions joyeuses. Il y a aussi le pandeiro, tambourin typique du Brésil ; l’atabak sacré, grand tambour de bois, avec des cordages, qui marque le tempo… S’ajoutent des agogos, cloches en noix du Brésil ou en métal, et le reco reco, bambou strié, gratté avec des baguettes. Mais, précise Pedro Habib, des photographies anciennes révèlent aussi la présence de guitares, de cavaquinhos. « On trouve parfois d’autres percussions comme le maraca ou le shékére. », ajoute le spécialiste.

Surtout, cette musique s’emmêle étroitement aux combats : elle dialogue avec les lutteurs, les dirige. Bamba explique : « Ce sont les ‘toques’ (les « rythmes ») qui instaurent les règles : jeux au sol, aériens ou athlétiques, martiaux ou théâtraux. Les combattants doivent s’adapter… » Parmi ces « toques », Pedro cite ainsi les deux plus connus, São Bento Grande de Angola et São Bento Grande da Regional, mais aussi « Apanha Laranja no chão, tico-tico » (soit « attrape l’orange au sol, petit oiseau »), jeu qui consiste, pour les lutteurs, à attraper de l’argent avec les dents. Pratiquant de capoeira, réalisateur du documentaire Capoeira, un art de vivre (2007), producteur du disque L’art du berimbau, Valentin Langlois (Helico Music) précise : « Si le ‘gunga’, joué par les plus expérimentés, parle, les lutteurs obéissent. S’il déclame un rythme précis, facilement reconnaissable, la lutte cesse… Comme tous les arts martiaux, la capoeira est une poésie en perpétuel mouvement, une tradition vivante… »

Mais la musique, dans la capoeira est-elle un seul prétexte au jeu, ou existe-t-elle en elle-même ? Valentin s’est vu refuser une subvention pour son disque, au motif que « ce n’était pas une musique ». Aujourd’hui encore, il s’insurge : « Il y a des trésors magnifiques, des chants de papys plein d’émotions, dans ces musiques si fortement connectée, par ailleurs, au samba. ». Dès les années 1960, des show « folkloriques » de capoeira ont fait des tournées sur scène. D’ailleurs, des noms de grands musiciens-capoeiristes ont laissé une empreinte forte sur leur terre : Mestre Waldemar da Paixão, Mestre Cajiquinha, Mestre Bigodinho, Mestre Gato, Mestre Boca Rica, Mestre Moraes… En 2006, le label français Buda Musique sortait même, en précurseur, le disque Senzala de Santos : l’une des meilleures ventes de son catalogue. 

Des résonnances actuelles

Aujourd’hui, la capoeira et ses musiques résonnent avec le monde contemporain. Ainsi, comme l’explique Pedro, de nombreux textes actuels des chants portent des revendications féministes et fustigent la société actuelle du Brésil. Se révoltent-ils aussi contre Jair Bolsonaro ? « Récemment, un maître de capoeira est mort, à cause du fascisme, dit Pedro. Dans la chanson qui lui rend hommage, nous combattons, indirectement, notre président d’extrême droite ». Surtout, la capoeira a irrigué toute la musique du Brésil, avec des inspirations fortes à retrouver chez Nana Vasconcelos, Baden Powell et Vinicius de Moraes (Berimbau), ou Martinho da Vila. En France, Bernard Lavilliers a chanté Capoeira, et Nougaro, Bidonville. Citons enfin les jeux précieux de l’Argentin Ramiro Musotto, disparu en 2009, héros de l’électro tribale du Nordeste, qui avait révolutionné l’utilisation du cet arc musical… 

 

 

Le moringue, la lutte de l’Océan Indien

La deuxième halte de notre voyage nous conduit en plein cœur de l’océan Indien, à La Réunion. Là, dans l’Est verdoyant de l’île, à Sainte Suzanne, David Testan dirige Odas, un groupe de moringue, le sport de combat de l’île, longtemps interdit par les autorités coloniales et les pouvoirs en place. Là encore, la musique joue un rôle primordial dans cet art (également présent à Mayotte), hérité des esclaves malgaches, aux racines supposément mozambicaines. Si, à Madagascar, le « moraingy » se joue sur la musique traditionnelle de la Grande Ile, le salégy, à La Réunion, il a adopté le maloya, et ses chants de cérémonie. Là encore, David Testan éclaire : « Accompagné du roulèr, du sati, du pikèr, du kayamb, ces chants racontent l’esclavage, la connexion avec les ancêtres… D’ailleurs, comme dans les servis kabaré, il arrive que des gens tombent en transe pendant les combats ». Comme pour la capoeira, la musique dirige la lutte : « Il existe des codes pour démarrer, changer de direction, arrêter. La musique commande l’énergie du combat : violent, malicieux, guerrier… »

 

 

Aujourd’hui, le moringue a adopté, comme sa cousine la capoeira, le berimbau, cet arc musical, nommé « bobre » à La réunion. Et la musique qui accompagne le moringue, désormais considéré comme une discipline sportive, a évolué vers des rythmes davantage africains, avec dum dum, djembe et pikèr. Le moringue, disparu des radars à La Réunion, doit son retour sur l’île, dans les années 1980 à Jean-René Dreinaza, ex-champion de boxe française. Aujourd’hui, il fait partie intégrante du paysage. Ainsi, Kozman Ti Dalon affiche la particularité d’être à la fois une troupe de moringueur et un groupe de musique ! Quant à la formation explosive de maloya, Lindigo, elle n’hésite pas à convier des lutteurs sur scène… A Paris, le moringue était présent au Festival des Arts Martiaux de Bercy, aux côtés notamment des musiciens émérites du Paris Taiko Ensemble.

 

Le tambour taiko : une musique comme un art martial 

Et voici où nous mène notre troisième escale : vers le Japon. Au pays du soleil levant, si le taiko, cet « art de jouer du tambour », n’est pas, à proprement parler, un art martial, il se rapproche toutefois de la discipline et de la philosophie bouddhiste et shintoïste des sports de combat asiatiques. Ainsi, la maître de taiko japonaise, exilée à Paris, Mariko Kubota-Sallandre, à la tête de l’école Wadaiko Makoto explique : « Notre école, très physique, travaille sur la posture et le mouvement, avant même de parler de rythmes. Ainsi, trois ans, au minimum, sont nécessaires pour comprendre cette posture. Et comme pour les arts martiaux, les ‘bases’ se révèlent essentielles. Il faut sans cesse répéter, revenir aux fondamentaux, même si cela paraît fastidieux. » Son disciple, Tulga Yesilaltay, d’origine turque, fondateur du Paris Taiko Ensemble, développe : « Il y a, dans le taiko, une extrême précision des mouvements, très codifiés. Tout doit être minimaliste, sans le moindre geste superflu. Le coup sur le tambour décrit une trajectoire donnée, d’un point A à un point B. Comme le iaidō, cet art martial d’origine japonaise, qui consiste à dégainer le sabre pour frapper en un seul geste, le taiko requiert une ‘seule bonne façon de frapper’, selon le rythme, l’intensité, etc. » 

 

 

Aujourd’hui, le taiko accompagne aisément des cérémonies d’arts martiaux, même si ce n’était pas sa fonction originelle. La preuve qu’ils possèdent des racines et une philosophie commune. Ainsi, explique Tulga, le taiko commandait auparavant les armées ; il avait également sa place dans les temples bouddhistes et shintoïstes, il célébrait le printemps… « Il servait à prier les Dieux, à faire la guerre ou à donner l’heure. Et puis, dans les dojos d’arts martiaux de shōrinji kempō, il y avait toujours un taiko pour indiquer le début de l’entraînement. Le taiko rythmait la vie ! », dit Mariko. Tulga complète : « Dans le shintoïsme, religion animiste reliée au chamanisme, on communique avec le tambour, lieu de résidence des dieux. » Aujourd’hui, le Japon regorge d’écoles de tambours et de groupes reconnus, tels Kodo. 

 

 

Assurément, les arts martiaux se connectent aux racines et au ciel, au passé et au futur, grâce à la musique. Nous pourrions aussi explorer le ram muay, cette danse rituelle accompagnée d’un petit orchestre autour du ring dans la boxe Thaï ; le danmyé, en Martinique, cousin du moringue, joué sur des rythmes gwo ka. Ou encore le Pencak silat malais qui s’accompagne, dans sa forme traditionnelle, de musiques avec des tambours, des gongs, un hautbois. L’objet, peut-être, d’autres voyages…

 

Anne-Laure Lemancel

© Anne-Laure Lemancel
© Anne-Laure Lemancel

 

Après des études de littérature et de musicologie, Anne-Laure Lemancel exerce depuis quinze ans, comme journaliste musicale (mais pas que…), pour différents médias : RFI, Les Inrocks, (ex) Mondomix, La Terrasse, etc. Elle a également réalisé des sujets pour Tracks  et Gymnastique (Arte) et a sorti en 2020, son premier long-métrage documentaire en co-réalisation avec Nicolas Devienne Le Jazz leur est tombé sur la Tête sur le festival Jazz in Marciac et travaille actuellement sur d’autres projets cinématographiques.

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