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Plaza Baquedano, Santiago de Chile. 29 Octobre 2019 - © photo : Lise Badonnel

Au Chili, quel rôle pour la musique dans la révolte sociale ?

Le 18 octobre 2019, la révolte sociale explose dans les rues du Chili. Inégalités, vie chère, coût des études, retraites, gestion des ressources…Les revendications transversales mettent en cause le modèle néolibéral et la Constitution hérités de la dictature de Pinochet (1973-1990). Le 25 octobre 2020, les chiliens se prononceront par référendum sur le changement de cette Constitution, dans un contexte où le coronavirus exacerbe les inégalités sociales et impacte les formes de mobilisation. 

A un an de « l’explosion sociale », quel a été le rôle de la musique dans ce mouvement qui s’est emparé des arts pour porter sa révolte ?

 

L’expression d’une « mémoire musicale collective »

Le mouvement social a connecté des générations d’artistes, des années 1960 à nos jours, faisant vivre une « mémoire musicale collective » selon David Ponce, journaliste chilien spécialiste de la musique populaire. Tous les genres sont présents, du punk à la cumbia, en passant par la cueca, le rock, la pop…

Les manifestants ont revitalisé de grands hymnes, comme El derecho de vivir en paz (1971) de Víctor Jara, martyre de la dictature, repris ici par un collectif de guitaristes lors de la manifestation qui rassemble plus d’un million de personnes à Santiago le 25 octobre 2019.

 

Mil guitarras para Víctor Jara convoco a cantar en Biblioteca Nacional!!

Geplaatst door Pato Zura op Zaterdag 26 oktober 2019

 

De même, le vers « Le peuple uni ne sera jamais vaincu » a été scandé spontanément ici et là. El pueblo unido jamás será vencido (1970, Quilapayún, Inti-Illimani), conserve toute sa puissance d’action, dont témoigne cette interprétation mémorable par Inti-Illimani et la multitude réunie le 13 décembre dans la capitale.

 

 

Des groupes opposés à la dictature ont également inspiré le rassemblement, tels Los Prisioneros avec le standard du rock chilien El baile de los que sobran (1986) ou Sol y Lluvia, qui réactualise en live l’emblématique Adiós General écrit en 1990 alors que la dictature touche à sa fin. La foule reprend le refrain Adiós Carnaval / Adiós General, mais cette fois-ci pour dire adieu à « Sebastián », l’actuel président.

La bande son est aussi riche de titres contemporains, qui par leur ton critique ont contribué à anticiper la crise, à l’instar de Millones (2009) de Camila Moreno, féministe engagée de la nouvelle trova. Elle y fustige le pouvoir des grandes entreprises au cri de « Ils veulent (…) des millions d’âme sur leur immense compte ». Ana Tijoux, fer de lance du rap politique, apporte le titre Shock en soutien au mouvement étudiant de 2011 avec ces paroles contre le néolibéralisme « Nous ne permettrons plus ta doctrine du choc ! ». Quant au rappeur Portavoz, il faisait en 2012 le récit quotidien d’un « autre Chili » frappé par la pauvreté et les inégalités avec El otro Chile.

 

 

La création musicale en révolte 

L’explosion sociale a inspiré de nombreuses créations qui mettent en valeur la force du mouvement populaire et s’élèvent contre la violente répression des forces de l’ordre.

« Les explosions sociales sont toujours une forme d’inspiration (…). Quand on voit un peuple s’élever dans la demande de justice il n’y a rien de plus beau et inspirant pour nous les créateurs », confie Ana Tijoux. La rappeuse déclare que son rôle dans le mouvement est d’être « sensible avec ce qui se passe (…) suivre le rythme en ouvrant les yeux et peut-être être attentive aux tonalités de la température sociale ». Un engagement illustré par son explosif Cacerolazo, qui rend hommage au concert de casseroles comme outil de protestation et donne un aperçu de la violence en mots et en images.

 

 

En novembre, le musicien indie-pop Álex Anwandter publie l’éloquent Paco Vampiro (« flic vampire ») aux paroles cinglantes « Flic vampire, tu as soif de sang », tandis que Nano Stern rend un hommage intime à Gustavo Gatica, 22 ans, qui a perdu la vue après avoir été blessé par la police lors d’une manifestation. Il reprend les mots de Gustavo « J’ai offert mes yeux pour que les gens se réveillent ».

 

 

La communauté électro s’est aussi mobilisée. Le netlabel Modismo a ainsi sorti sur la plateforme Bandcamp  une compilation en aide aux centaines de blessés oculaires. Les morceaux samplent les bruits de la rue, nous faisant vivre les différentes sonorités et états émotionnels de la crise, l’ambiance pesante mais aussi combative.

 

La rue, scène privilégiée de la création artistique

En politique et dans les arts, le « peuple » comme entité unie dans la révolte, a tenu le rôle principal. En effet, dans un mouvement marqué par une pratique de la politique « par le bas », l’espace public a accueilli une création artistique collective et multiformes : concerts, chants spontanés, graffiti, affiches, pancartes, danse, installations…

 

Affiche collée sur un mur à Santiago - La chanteuse pop Mon Laferte aux Latin Grammy Awards : « Au Chili, on torture, on viole, on tue » - © photo : Agathe Petit

 

« Ni la politique ni la culture ne s’y manifestaient de manière formelle : elles étaient présentes, bien sûr, et exprimées à grands cris dans les manifestations, mais par les voix des individus, sans partis, sans chefs, sans représentants, ni porte-parole », déclare David Ponce. Il y a bien des exemples de concerts formalisés par une scène, comme celui d’Inti-Illimani cité plus haut. Cependant, ils n’ont pas donné lieu à une prise de parole politique officielle. De plus, pour Ponce, la musique s’est surtout exprimée comme moyen, mettant au premier plan le « peuple » et son usage libre de ce « langage partagé et collectif ».

Ainsi, si la rue a été la scène privilégiée de l’expression politique et musicale, un exemple des plus saillants est la déferlante féministe LasTesis avec la performance Un violeur sur ton chemin. Paroles frappantes, beat électro entêtant, chorégraphie simple et yeux bandés… LasTesis ont offert en novembre un puissant outil pour porter la colère des femmes contre les violences de genre. Dans les rues du Chili et à l’international, les femmes se sont emparées du titre, l’ont traduit et adapté au besoin. Cet exemple montre avec force comment l’usage de la musique peut créer un collectif unifié dans la revendication et démultiplier la portée de celle-ci. Une performance qui a marqué le réveil social chilien de 2019 et ne manquera pas d’inspirer les mouvements à venir, au Chili comme ailleurs.

 

 

Un grand merci à Ana Tijoux et David Ponce pour leurs propos éclairants, ainsi qu’à Angèle Cossée, Benjamin MiNiMuM et Grégoire Bouquet pour leur aide précieuse et à Jearim Contreras pour ses relectures et conseils en matière de traduction.

 

Pour aller plus loin, découvrez la Playlist du groupe de Valparaiso Chico Trujillo, qui retrace en 10 titres les sonorités du réveil social chilien.

 

Agathe Petit

Formée en sciences politiques, Agathe Petit a vécu en Argentine et au Chili, où elle travaillait dans la communication culturelle. Passionnée par l’Amérique latine et ses multiples sonorités musicales, elle suit de près l’actualité de cette région, en particulier les mouvements sociaux et féministes. De retour en France, elle se consacre notamment à l’écriture et à la traduction et s’intéresse à l’articulation entre art et politique.

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