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Kunumí MC - © photo Klaus Mitteldorf

Au Brésil, le rap indigène entre en guerre

Dans le sillage des pionniers Brô MC’s, Kunumí MC crie la colère des peuples menacés de génocide par la politique de Bolsonaro.

Dans le clip de « Xondaro Ka’aguy Reguá » (le guerrier de la forêt), sorti avant l’été, Kunumí MC arbore des coiffes et peintures inspirées de traditions indigènes, mais aussi des parures futuristes et des lunettes de réalité virtuelle, tantôt dans des paysages amazoniens ou dans la jungle urbaine de São Paulo. Posé sur des flûtes indiennes et les basses de la trap, le Guarani rappe : « Autrefois, il y avait plein de fruits à manger dans la forêt / Mais l’homme blanc est arrivé et il a détruit tout ce que Dieu avait créé. » En 2020, l’homme blanc destructeur est incarné par Jair Bolsonaro. Depuis son investiture, le 1er janvier 2019, le président brésilien conduit une politique que les peuples indigènes, et leurs défenseurs, qualifient de « projet génocide, ethnocide et écocide ». Outre qu’il souhaite que leurs territoires soient ouverts à l’industrie agricole, à l’exploration minière ou pétrolière et aux barrages hydroélectriques, ses déclarations sont un blanc-seing à la déforestation sauvages et aux exactions des orpailleurs illégaux – on ne compte plus les caciques assassinés. De même, depuis l’explosion de la crise sanitaire, il ne s’est jamais soucié du sort de ces populations particulièrement vulnérables, dont plusieurs milliers de membres ont contracté la Covid-19 et plusieurs centaines en sont morts.

Kunumí MC « Xondaro Ka’aguy Reguá »

 

Werá Jeguaka Mirim de son vrai nom, Kunumí MC n’a que 19 ans (« kunumí » signifie « jeune » en guarani). Il est né et vit à Krukutu, une communauté de 250 habitants, sertie par la nature en marge de la mégalopole São Paulo. Il y a suivi sa scolarité et façonné sa conscience politique grâce à ses parents – son père, Olívio Jekupé, est l’un des premiers écrivains indigènes publiés – et au téléviseur répercutant les échos des luttes menées dans le pays. Adolescent, il a endossé ce combat en pleine cérémonie d’ouverture de la Coupe du Monde de football 2014 : recruté pour lâcher une colombe symbole de paix dans le stade, il a déjoué le protocole pour exhiber une banderole barrée du mot « Demarcação » – la démarcation des terres des peuples indigènes, acquise dans la constitution de 1988, est souvent remise en cause, par Bolsonaro notamment. « Ce jour-là, j’ai su quelle serait ma mission : lutter pour mon peuple », dit le jeune homme. Encore fallait-il trouver un medium : « J’ai choisi le rap parce qu’il ressemble à la poésie », explique-t-il en soulignant la grande influence de Brô MC’s, premier groupe de rap indigène – Kunumí MC est le premier rappeur solo – du Brésil.

Brô MC’s « Retomada »

 

Formé en 2009 dans le Mato Grosso do Sul, Brô MC’s (du peuple Guarani-Kaiowá) a ouvert la voie du rap indigène. Ses artistes – dont une forte représentation féminine – ont actuellement pour noms Brisa Flow (Mapuche), Katú (Bororos), Oz Guarani (Guarani), Wescritor (Tupinambá de Olivença), Kaê Guajajara (Guajajara)… Qu’ils habitent en milieu rural ou dans les villes, la diversité de leurs codes et expressions renverse les stéréotypes dont ils sont affublés. Mais tous produisent des textes férocement engagés pour dénoncer les crises politique, sociale, économique, écologique et sanitaire mondialisées, en première ligne desquelles souffrent leurs communautés. Ils sont des « guerriers », un état inhérent à la condition indigène, selon Kunumí MC : « Nous devons toujours lutter pour nos terres, pour nos habitats, pour préserver la nature et la planète. Aujourd’hui comme autrefois, nous ne nous laisserons pas esclavagiser », promet-il en rembobinant les ravages de la colonisation : « Bolsonaro est le pire héritier de cette histoire, mais ça peut encore empirer si nous ne faisons rien. Rappelons-nous de la dictature militaire (1964-1985, ndlr) au cours de laquelle beaucoup d’indigènes et non-indigènes furent assassinés. »

Brisa Flow « Fique Viva »

 

Adoubé par la star du rap brésilien Criolo (ils ont enregistré le duo « Terra, ar, mar »), Kunumí MC pense que les artistes peuvent véhiculer ce combat : « Beaucoup de nos écrivains ou chanteurs se battent pour diffuser nos savoirs et notre culture. Et nous avons aussi de grands leaders qui luttent sans relâche, interviennent auprès des institutions et dans les grands médias, pour répéter que nous avons besoin d’aide et que nous ne cesserons pas de résister. » 

Katú « Não cansei »

 

Sa conviction est que les nouvelles générations endossent déjà cette détermination, par le biais de l’école, du centre éducatif que son père a cofondé ou par celui de la tradition orale dont le rap est une déclinaison moderne. « Depuis 1500, les peuples indigènes ont subi beaucoup de violences, de massacres et de discriminations, déplore le jeune artiste. Aujourd’hui, nous rêvons que les choses s’améliorent, dans le futur. » Le poids de ses mots et le futurisme de ses vidéos, tout comme les raps de Brô MC’s, Brisa Flow ou Katú, préviennent Bolsonaro, les industriels et le coronavirus qu’ils se heurteront à des guerriers.

 

Eric Delhaye

Eric Delhaye

Journaliste, Eric Delhaye se consacre au domaine culturel en général et musical en particulier, en s’intéressant notamment aux questions historiques, territoriales, sociales et politiques que les sujets soulèvent. Il collabore régulièrement avec TéléramaLibération et Le Monde Diplomatique.

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