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Souad Asla et son groupe Lemma - désert - © Joel Bonnard

Artistes issues du Maghreb et d’Orient, le foisonnement musical au féminin

Autour de la Journée internationale des femmes, le festival Arabofolies (à l’IMA) braque les feux sur de flamboyantes défricheuses soniques et poétiques. En outre, une riche production discographique témoigne de leur engagement artistique et social. Mais où en est l’égalité des genres dans ce secteur musical ? Réflexion partagée avec Kamilya Jubran, Souad Asla, Naïssam Jalal et d’autres personnalités.

 

Aux quatre coins du monde Musique, surgissent, fleurissent des printemps soniques et poétiques, chantés, joués, dansés, criés au féminin. Comme l’atteste la première édition du festival Arabofolies, organisé par l’Institut du Monde Arabe (IMA), les femmes artistes dont les origines les relient au Maghreb ou à l’Orient proposent un riche éventail d’inventivité. On vient d’y entendre la flûtiste Naïssam Jalal revisiter l’album qu’elle avait enregistré avec le rappeur palestinien Osloob (Al Akhareen). Le 8 mars, Souad Massi interprétera des titres de son disque en hommage aux femmes, dont la sortie est prévue pour août. Dès le milieu des années 2000s, la chanteuse Aynur Dogan a été remarquée plus largement grâce au documentaire de Fatih Akin, Crossing the Bridge – The Sound of Istanbul. Le 9 mars, cette humble diva, dont le nom signifie « lumière de lune », chantera les souffrances et les espérances du peuple kurde.

Vidéo. Aynur Doğan, Qumrike

 

Des créatrices de tous horizons géographiques et stylistiques

Au-delà d’Arabofolies, de multiples albums et prestations scéniques de qualité témoignent du foisonnement créatif féminin. La tendre et téméraire Kamilya Jubran, chanteuse et oudiste palestinienne, a illuminé l’année 2017 avec l’incandescent CD Habka (chez Abalone/L’autre distribution), gravé avec la contrebassiste et arrangeuse Sarah Murcia. Sans oublier les filles qui domptent avec brio les platines et les machines, à l’image de la DJ tunisienne Missy Ness. Au festival Africolor 2018 (en Seine-Saint-Denis), Lemma, formation de dix chanteuses et percussionnistes du désert algérien (âgées de 23 à 74 ans !), fondée par la chanteuse, auteure et compositrice Souad Asla, a enchanté le Théâtre d’Evry, tandis que la légendaire Hasna El Becharia, par ailleurs membre de Lemma, a transformé, à Montreuil-sous-Bois, la Maison Populaire (archicomble) en piste de danse.

Vidéo. DJ Missy Ness, Makouk Vol. 1, All Stars Night, Le Caire, Egypte

 

En février, dans le sillage de son CD Aswât (Alwâne Music/Differ-Ant), la chanteuse Djazia Satour a converti l’auditoire du Café de la danse (Paris) et celui du Caf’Muz (Colombes) aux vertus bienfaisantes d’un chaâbi subtilement métissé. Très attendue, l’égérie du peuple sarahoui Aziza Brahim (chant, percussions) investira, le 26 avril, le Pan Piper (Paris), à l’occasion de la parution de son 5e disque. Avec elle, qui est née et a grandi dans un camp de réfugiés, c’est à l’eau vive d’une poésie de résistance que l’on se désaltèrera. On pourrait dresser une longue liste, indubitablement le flamboiement féminin se fait chair et son à travers des créatrices de tous horizons géographiques et stylistiques.

Pourtant, à l’instar de l’ensemble des artistes femmes – quel que soit leur pays –, les chanteuses et musiciennes issues du Maghreb ou de l’Orient ne bénéficient pas des mêmes opportunités professionnelles que leurs pairs masculins. Pour elles, moins de concerts programmés, moins de présence dans les médias, moins d’accès aux subventions, une récolte moindre de prix et autres distinctions, etc. Il ne s’agit pas de pointer des responsabilités individuelles. Le problème est avant tout d’ordre sociétal et social. En revanche, si chacun ou chacune d’entre nous y prête attention, la situation ne peut que progresser.

Vidéo. Djazia Satour, teaser live 2019

 

En world music, seulement 18 % de femmes leaders

En France, des études montrent que, dans le jazz par exemple, seulement 5% des instrumentistes professionnelles sont des femmes. Toujours dans le jazz, selon un document de l’ADAMI de 2016, à peine 10 % de femmes prennent part aux productions artistiques ; le secteur des musiques du monde fait mieux, puisque le chiffre est de 16 %. En world music, le pourcentage de femmes leaders (directrices artistiques, artistes principales, solistes…) s’élève à 18 %.

C’est à travers ce qui semble relever du détail que se manifeste fréquemment la discrimination, pratiquée le plus souvent inconsciemment. En 2016, Almot Wala Almazala, le deuxième album de Naïssam Jalal, a été, deux mois après sa sortie, la quatrième meilleure vente de disques jazz à la Fnac. Cette reconnaissance appréciable montrait que la flûtiste, compositrice et leader française d’origine syrienne avait été repérée par un certain public, pour ne pas dire un public certain. Aussi, a-t-il été surprenant qu’un magazine spécialisé présente Naïssam Jalal, à la sortie de son disque suivant, comme une « révélation »… Elle qui a été nominée aux Victoires du Jazz en 2018 nous explique : « Il est très difficile d’estimer réellement et objectivement quelles difficultés j’ai rencontrées en tant que femme, puisque la discrimination de genre se dévoile rarement à visage découvert. Ceux qui la pratiquent ne s’en rendent pas forcément compte. On nous prend moins au sérieux, a priori. Je pense d’une manière générale que le milieu de la musique est très masculin et que, pour arriver en tant que femme à conquérir une légitimité, il faut accomplir un travail acharné ». Les artistes femmes que nous avons interrogées sur le fait qu’elles sont également filles d’immigré (ou qu’elles sont perçues ainsi), rejoignent Naïssam Jalal, quand cette dernière constate : « Etant femme et, aussi, enfant d’immigré, je pense que les préjugés auxquels je fais trop souvent face combinent ces deux appartenances ».

Vidéo. Souad Asla-Lemma, Lemti

 

Construire une crédibilité dans un milieu majoritairement masculin

Les femmes qui officient sur d’autres terrains – comme agents, organisatrices de tournées, managers, par exemple – sont confrontées à des obstacles analogues. Leila Chaïbeddra assure la direction artistique de Tartine Production, qui s’occupe notamment des chanteuses Djazia Satour, Elida Almeida ou encore Maya Kamaty. Elle nous précise : « La question qu’on me pose le plus souvent est : « Quand puis-je parler au boss de Tartine Production ? ». Lorsque je réponds que c’est moi, il y a toujours un moment d’hésitation, comme si mon interlocuteur avait du mal à le croire, parce que cela lui semble improbable. Mon principal défi a été de construire ma crédibilité dans ce milieu où la plupart des directeurs de salles et de festivals sont des hommes, qui ont l’habitude de traiter avec des tourneurs – et donc peu avec des femmes ». Souad Asla confirme : « J’ai dû m’affirmer en tant qu’auteure-compositrice à part  entière et cela, dans un milieu très majoritairement masculin, persuadé de détenir quasi exclusivement les connaissances et le savoir-faire. Heureusement, la situation s’est améliorée, même s’il reste encore beaucoup à faire ». Quand on demande à Souad Asla, quel est le plus gros défi qu’il lui a fallu relever, elle n’hésite pas : « Ce fut de porter et réaliser le projet Lemma, pour lequel j’ai rassemblé jusqu’à 12 femmes de mon village, habitant dans le sud algérien, à 1200 km de la capitale, au fin fond du désert. Il m’a fallu convaincre ces dernières, et surtout leur entourage (époux, fils, père…), de sortir de chez elles, de renoncer à l’anonymat, pour les emmener se produire en public. Nous avons, pour objectif, la sauvegarde de ces chants ancestraux. Il est primordial de trouver les moyens de les diffuser. Nous avons dû mener une lutte culturelle, sociale, économique, et faire barrière à l’obscurantisme ».

Certaines créatrices ont quitté leur pays en proie à des guerres ou à d’autres tragédies. Ourida Yaker, cheffe de Tour’n’sol Prod, est partie de l’Algérie à la fin de la sanglante décennie 1990 et s’est installée en France, ce n’était pas par crainte du terrorisme, mais pour « être libre de travailler et pour ne pas subir ce système ». Hautement concernée par la condition vécue par les artistes en France, elle a monté sa structure afin de braquer les feux sur ces pépites qui étaient à l’époque délaissées. Aujourd’hui, Sidi Bémol, Naïssam Jalal, Souad Asla, Fanfaraï Big Band, entre autres, bénéficient de l’engagement d’Ourida Yaker, qui nous confie : « J’ai toujours considéré que ma structure est l’outil des artistes que j’accompagne et que ceux-ci sont ma famille. Je ne suis donc pas seule, nous nous serrons les coudes. Mais la route a été longue, difficile, et l’est encore ». Grâce aux efforts de Tour’n’sol Prod, bien sûr conjugués avec la force des propositions artistiques, Fanfaraï Big Band et le groupe Lemma se produiront, le 15 juin, à l’Opéra de Lyon. Chapeau bas à cette prestigieuse institution d’ouvrir ses portes à la maestria de ces deux formations et de permettre à un nouveau public de les découvrir.

Vidéo. Hasna el Becharia, Hakmet Lakdar.

 

Arabofolies, exemplaire par la place accordée aux femmes

Kamilya Jubran, depuis son arrivée en France en 2002, a eu le temps d’observer la situation. « Je me suis aperçue que l’espace accordé aux femmes, et ceci quelle que soit leur nationalité et leurs origines, est limité. De surcroît, elles sont souvent réduites au rôle de chanteuse. Je ne me doutais absolument pas de cela, quand je résidais en Palestine, où les nouvelles générations de musiciennes ont réussi à investir la scène actuelle : un phénomène que l’on observe également au Liban, en Egypte, même si l’égalité n’est pas encore au rendez-vous ; les jeunes femmes revendiquent clairement leur place ». Kamilya Jubran conduit des expérimentations éminemment exigeantes. A Banlieues Bleues, fameux festival de la région parisienne, elle dirigera, fin mars, un projet avec Sodassi, qui regroupe six voix provenant du bouillonnant underground de Ramallah, Beyrouth et du Caire. Pour un cocktail aussi raffiné qu’intrépide, mêlant rock, jazz, électro, slam… Bref, un ébouriffant avant-gardisme « pan-arabe ».

Vidéo. Kamilya Jubran & Werner Hasler, Al Shaatte Al Akhar / كميليا جبران وفرنر هاسلر - الشاطئ الآخر

 

Exemplaire est Arabofolies, dont la programmation, accueillant une belle proportion de femmes, a été établie par Marie Descourtieux, directrice des actions culturelles à l’IMA. Comme quoi, quand on veut mettre à l’affiche des talents féminins, on peut… Le 7 mars, dans le cadre des Jeudis de l’IMA, Arabofolies invite au débat intitulé Maghreb : l’héritage à l’épreuve de l’égalité (entrée libre dans la limite des places disponibles, comme pour tous les rendez-vous non payants de l’IMA). « Nous proposons ensuite, le 8 mars, un forum, nouvel espace d’expression libre que nous destinons notamment à la société civile du monde arabe, souligne Marie Descourtieux. Pour cette fois, nous donnerons tribune aux luttes des femmes autour de cette thématique commune aux deux rives de la Méditerranée ».

« Oui à l’initiative de Zone Franche en faveur d’un quota de musique du monde »

Les artistes que nous avons rencontrées ne s’enferment pas dans la victimisation. Sans fléchir, elles agissent, avec autant de passion que de patience et de ténacité. Avant elles, des pionnières ont défriché le terrain, telles les Algériennes Malika Domrane, Zahouania, Warda et la mythique Cheikha Rimitti, la Libanaise Magida El Roumi et son aînée, la vénérable Fairuz, sans omettre l’illustre Egyptienne Oum Kalsoum. Ces conquérantes ne se sont jamais soumises à l’injonction « sois belle et tais-toi ». Au contraire, elles n’ont cessé de mettre leur art au service de la recherche artistique et de causes sociales, éducatives, citoyennes…

Vidéo. Naïssam Jalal et Osloob, disque Al Akhareen, Fight Back (live)

Et Naïssam Jalal, de conclure, aujourd’hui : « Je me suis longtemps opposée aux quotas et à la discrimination positive. Mais, je me dis que c’est peut-être une des solutions. Quand on nous ignore, il faut que des dispositifs, notamment législatifs, imposent la prise en considération de notre labeur et de notre apport à la société. De ce point de vue, l’initiative de Zone Franche visant à imposer un quota de « musique du monde » est positive, légitime, incontournable ». Oui, les femmes artistes mériteraient que bien plus de palmarès, de programmes de festivals et d’autres événements s’étoilent, à la lumière de leur talent. En écho à un poème de Mahmoud Darwich, nous honorons ces colombes qui s’envolent pour sauver les roses, mais aussi les rosiers.

Vidéo. Fayrouz, Nassam Alayna El Hawwa

 

INFORMATIONS PRATIQUES :

Arabofolies, du 1er au 10 mars 2019, à l’IMAwww​.imarabe​.org.

A l’Institut du Monde Arabe, aussi :

Exposition consacrée aux divas arabes, à partir du 20 mars 2020.

 

Naïssam Jalalhttp://​naissamjalal​.com :

-Les 17, 25, 26 et 27 mars, à Grenoble, au festival Détours de Babel, avec Osloob, répertoire du CD Al Akhareen (Les couleurs du son/L’Autre Distribution) ;

-Le 28 mars, à Paris, Café de la Danse, répertoire du CD Quest Of The Invisible (Les Couleurs du son/L’autre distribution).

 

Kamilya Jubran, CD avec Sarah Murcia, Habka (Abalone/L’autre distribution), www​.kamilyajubran​.com/ :

-Le 29 mars, invitée de Sylvain Cathala, à Strasbourg (67), au festival Jazz d’Or ;

-Le 31 mars, avec Sodassi, à Tremblay-en-France (93), au festival Banlieues Bleues ;

-Le 3 avril, en solo, à Strasbourg (67), au festival Jazz d’Or ;

-Le 11 avril, à Avignon (84), à l’AJMI ;

-Le 17 juillet, au festival Jazz à Junas (30) ;

-Le 18 août, avec Sarah Murcia, à Montbéliard (25).

 

Aziza Brahim :

-Le 26 avril, à Paris, au Pan Piper, http://​azizabrahim​.com/

 

Souad Asla, CD Jawal (autoproduction) et CD Lemma (Buda Records/Universal), www​.facebook​.com/​s​o​u​a​d​-​a​s​l​a​-​1​1​5​8​1​3​6​5​8​4​5​7​0​45/ :

-Le 15 juin, avec Lemma, à l’Opéra de Lyon (69).

 

Djazia Satour, CD Aswât (Alwâne Music/Differ-Ant), https://​djaziasatour​.com/ :

-le 5 avril, au Millénium à L’Isle-d’Abeau (38).

 

A voir sur la chaîne Arte :

-Le 8 mars, dans l’émission Tracks, Cheikhateswww​.arte​.tv/​fr/.

 

Quelques CD et DVD (parus chez MLP) :

Oum Kalsoum, CD Al Atlal ;

Fairouz, DVD Fairouz à Las Vegas ;

Oum Kalsoum, DVD Ya Massaharni ;

Warda, DVD Live au Palais des Congrès de Paris.

 

Algérie, voix de femmes :

https://itunes.apple.com/fr/album/alg%C3%A9rie-voix-de-femmes/961191591

https://itunes.apple.com/fr/album/alg%C3%A9rie-voix-de-femmes/949101153

Fara C

© Héloïse Fricout

 

Fara C. est artisane de la page Jazz / Black Music / World Music à l'Humanité depuis 1986, compagne de route de Jazz Magazine, RFI, France Musique, ainsi que de l'Académie du Jazz et des Victoires du Jazz. Auteure et coréalisatrice du documentaire sur Charles Lloyd, "Le moine et la sirène - Le chant de Charles Lloyd".

Conférencière, enseignante, gourmande de mathématiques et de poésie, citoyenne avant tout (elle a organisé des concerts en soutien aux sans logis et à d'autres causes), Fara C. piste avec passion les frémissements de créativité.

" Dans l'écriture, la musique ou la mathématique, il s'agit, pour moi, du même mystère à sonder, d'une quête commune de l'art et de l'âme " Fara C.

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