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Mohau Modisaken g, Afrique du Sud
Sans titre (Frame XVI), 2013 - Mohau Modisaken g, Afrique du Sud sans titre (Frame XVI), 2013 Collection particulière, Londres

Afrique(s): nouveau(x) centre(s) névralgique(s) de l’industrie musicale ?

L’Afrique n’existe pas ; lieu flottant, source de représentations mouvantes, elle ne se conjugue qu’au pluriel : « En Afrique, plus qu’ailleurs, l’un est multiple. » Achille Mbembé. Support fantasmé de quêtes identitaires ou ferment de créations futuristes, l’Afrique, globale, locale, diasporique est le berceau de tous les enracinements et expérimentations. Une fois dépassé le constat de l’incroyable richesse artistique du continent, quelle est la réalité économique qui sous-tend la visibilité internationale de ses créateurs ?

 

Atouts du continent 

L’intérêt affiché par l’industrie musicale internationale ces dernières années n’a fait que souligner la capacité d’innovation du continent africain. En l’espace de deux ans, les majors Sony et Universal y ont ouvert leurs bureaux ; le logo d’Universal Music Africa affiche le globe terrestre tourné du côté de l’Afrique et l’émission culte Coke Studio y fait rêver les jeunes avec les stars invitées. Alexandre Deniot, le directeur du MIDEM affirmait en 2018, lors d’un forum dédié au continent, que l’Afrique était « un volcan artistique, un réservoir. »

Les artistes Victoria Kimani (Kenya) et Chinedu Izuchukwu Okoli, alias « Flavour » (Nigeria), sur la scène du « Coke Studio Africa », à Nairobi, en août 2014 © Tony Karumba AFP 

Kimani Africa

 

Quels sont alors les facteurs de cet engouement ? Une population de moins de 30 ans qui dépasse 500 millions de personnes, une connectivité internet qui permet d’effectuer des enregistrements à bas coûts et 650 millions de smartphones qui diffusent les musiques à la vitesse de l’éclair. Au Nigeria, avec un marché local de 100 millions de consommateurs, les sponsors sont les compagnies de téléphonie mobile qui permettent aux stars de faire leurs tournées en jet privé après avoir négocié un contrat à plusieurs millions de dollars…

Ce qui marche aujourd’hui en Afrique - a fortiori anglophone - c’est le marketing de la modernité ; à rebours d’une authenticité world, le business privilégie l’urbain entre minibus Volkswagen bondés et Lamborghini. Davido, Wizkid, Yemi Alade, Burnaboy - auquel Angélique Kidjo dédie son 4ème Grammy Award - autant de noms issus du phénomène de l’afropop nigériane qualifiée de « révolution culturelle africaine » qui attire labels renommés et stars du hip-hop américain… Lagos s’est ainsi imposée comme le nouveau centre de gravité d’une industrie musicale accompagnée par Abidjan au rap ivoire, Johannesburg à l’amapiano ou Accra à l’azonto tandis qu’en périphérie, à Kampala ou à Kinshasa, s’organise la relève alternative à coups de sets afroféministes signés Nyege Nyege (Dj Kampire) ou d’instruments recyclés (Kokoko!).

Leo P, Iayeng, Otim Alpha | Boiler Room x Nyege Nyege Festival

 

Écueils et forces d’inertie

L’Afrique, un train à deux vitesses ? 6 pays (Égypte, Algérie, Maroc, Nigéria, Afrique du Sud et Angola) sur 55 produisent 65% du PIB du continent…L’écosystème musical africain se heurte donc dans bien des pays à la fragilité d’un modèle économique. Les musiques africaines sont parmi « les plus influentes dans le monde mais ne représentent que 2% du marché mondial », souligne Alexandre Deniot. Même si le leadership du Nigeria a fait l’effet d’une déferlante, bon nombre de maillons de la chaîne de valeur font encore défaut en Afrique et précarisent le secteur : manque de circulation d’informations entre régions, manque de mutualisation entre événements, manque de structuration (ex : sociétés de droits d’auteur) et surtout manque de financements gouvernementaux ou privés.

Antoine Monin, directeur général de Spotify France, postule qu’avec le streaming « le pouvoir est en train de se rééquilibrer entre les parties prenantes » : la soft regulation. On en oublierait presque les disparités gigantesques de l’accès à l’information sur le continent - tout le monde ne possède pas un smartphone - le monopole mainstream opéré par les agrégateurs, les abus du piratage, du téléchargement gratuit et l’absence significative de monétisation des flux digitaux en Afrique. En effet, sur YouTube comme sur Spotify, aucune réglementation juridique en Afrique ne contraint les plateformes à rémunérer les vues ou les temps d’écoute ; à voir si le boom récent des NFT pourrait conduire, par la vente d’oeuvres virtuelles, à un gain financier significatif pour les artistes africains.

La problématique des mobilités internationales est un autre défi majeur : qui dit mobilité Nord/Sud dit procédure harassante de visa - sans garantie d’obtention - tandis que le prix des vols intercontinentaux est exorbitant : 30 min Bamako-Dakar = 700 euros…ce qui freine considérablement les tournées ou les résidences de création entre pays africains.

Stratégies d’espoir

Face à l’absence de visibilité des musiques africaines sur les multinationales de streaming, de multiples plateformes nationales émergent : iRocking, Baziks, Waw Muzik, Deedo, Spinlet, Boomplay, Songa, Mdundo ou encore la GongBox créée par Black Coffee.

Dotés de la même intention de promouvoir les musiques locales et les scènes émergentes du continent, ne cessent de se créer des salons professionnels sur le sol africain. On en compte plusieurs au Kenya et en Afrique du Sud : ONGEA, Moshito, Music Imbizo, Breathe Sunshine, Africa Rising Music Conference…Mais on pourrait également citer : AMFEST Expo (Nigéria), Visa for Music (Maroc), MASA (Côte d’Ivoire), Atlantic Music Expo (Cap-Vert), Dakar Music Expo, DOA DOA (Ouganda), Escale Bantoo (Cameroun), Mozambique Music Meeting, Botswana International Music Conference, Lesotho Music Conference, CHADMEX, GAMEX ou Maharaba Music Expo (Burundi)…ou encore l’existence de réseaux tels que le Worldwide Afro Network ou la fondation Music in Africa à l’origine d’ACCES - salon itinérant en Afrique​.La résistance s’organise sur ces plaques tournantes pour restituer au continent tout son dynamisme et faire valoir sa créativité auprès des professionnels du monde entier.

 

Image Art
« Bwania » (« La Sagesse »), de JP Mika, 2019. © Galerie Magnin-A

 

Par ailleurs, l’une des initiatives favorables à la pérennité de la présence africaine sur le devant de la scène internationale consisterait à renforcer les dynamiques de coopération Sud-Sud : un Sud global tissé de points nodaux riches d’inspirations créatives, de partage d’imaginaires qui invitent à dessiner une nouvelle cartographie des forces en présence dans le monde. Car c’est bien dans le combat pour la souveraineté que se situent les artistes africains : inverser le rapport de force, démanteler la domination et le conditionnement narratif hérité de l’Occident.

Alime (ft Elo & Vuyo) - Jojo Abot

 

Aujourd’hui, le développement africain profite encore en très grande partie à des forces non africaines. L’enjeu de l’industrie musicale en Afrique réside donc dans l’émancipation de la prescription occidentale afin de permettre une prospérité partagée. Comment ? En développant son propre écosystème. Atténuer l’asymétrie des échanges, sortir des logiques de dépendance et investir les industries créatives sont nécessaires afin d’instaurer un équilibre qui permette enfin une réelle participation du continent dans l’économie mondiale.

Ousmane Sembène, cinéaste sénégalais : « L’Europe n’est pas mon centre. Pourquoi voulez-vous que je sois le tournesol qui tourne autour du soleil ? Je suis moi-même le soleil.  »

 

Autour des mêmes thématiques :

Afrique du Sud : Amapiano, la dance-music du covid

Nigeria, aux racines de la Naija Pop

Les artistes éclectiques d’ACCES, salon musical panafricain

 

 

Sandrine Le Coz

Sandrine
Sandrine Le Coz

Diplômée d’une licence en lettres modernes et d'un master en anthropologie, Sandrine Le Coz réalise actuellement un doctorat d’anthropologie sociale à l’EHESS à Paris.

Sa recherche de thèse porte sur les réseaux professionnels structurant le secteur de la diffusion et de la commercialisation des musiques du monde. Initié en Australie -avec l’Australasian World Music Expo, à Melbourne- son travail de terrain prend pour objet d’analyse ce que l’on appelle communément dans l’industrie de la musique : « marché » ou « salon ». A travers une ethnographie multi-située, elle se propose de décliner les relations entre les différents acteurs-clés et l’impact de leur pouvoir décisionnaire lors de sélections ou d’attributions de prix par des jurys. L’aide à la visibilité, l’attribution de la « valeur artistique » ainsi que les enjeux soulevés par la reproduction de rapports hiérarchiques coercitifs se trouve ainsi au coeur de sa réflexion sur un processus de création aux prises avec une concurrence économique mondialisée et exponentielle.

Par ailleurs, elle travaille également dans le champ des musiques du monde en tant que journaliste, tourneuse, régisseuse artistique, scénariste, attachée de production, de communication, chargée de diffusion et de programmation pour différentes institutions telles qu'Hermès (depuis 2018), évènements et festivals dont le Festival de l'Imaginaire (2016), le Festival des Musiques Sacrées de Fès, le World Sacred Spirit Festival en Inde (depuis 2017) ou Al Kamandjati Festival en Palestine (2018).

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