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Faizal Mostrixx © Jeanne Lacaille
Faizal Mostrixx - © Jeanne Lacaille

Afrique : la mémoire du beat

Une enquête sur les modes de relecture, réinvention, sauvegarde et transmission des patrimoines musicaux traditionnels par le prisme de la musique électronique sur le continent africain.

Nyege Nyege Festival en Ouganda, Africa Bass Culture au Burkina Faso ou encore Sandbox Festival sur les plages de la Mer Rouge en Egypte… Les festivals dédiés aux musiques électroniques poursuivent leur floraison en Afrique depuis une dizaine d’années. Expérimentales, audacieuses, les propositions artistiques témoignent d’une grande capacité d’innovation, donnant sans complexe à pénétrer des univers carrément futuristes. Mais à la fureur des beats de certains sets, se mêlent souvent des éléments issus des patrimoines musicaux traditionnels. En ouverture du Nyege Nyege 2019, Jako Maron convoquait les ondes hypnotiques d’un bobre (arc monocorde réunionnais) pour amorcer la transe minimale de son set électro-maloya, composé sur des synthétiseurs modulaires. Plus tard, Faizal Mostrixx déployait quant à lui, au fil de son show d’alchimiste afro-alien, un vocabulaire chorégraphique largement inspiré des danses traditionnelles ougandaises. Et ils sont loin d’être des cas isolés ! 

 

Qu’ils soient samplés, remixés ou performés en live ; costumes, danses, instruments, chants et rythmes traditionnels viennent ainsi nourrir les productions électroniques contemporaines de nombreux artistes africain.e.s. Dès l’orée des années 2000, on observe le même phénomène chez les pionniers déjà : relecture house de la folk traditionnelle tsonga dans l’électro-shangaan de Nozinja, remix des chants de mariage du nord de l’Ouganda chez Otim Alpha, père d’un genre nouveau et frénétique, l’acholitronix. Mais alors qu’une véritable déferlante technologique provoque depuis dix ans une démocratisation massive des usages et donc de la production de musique électronique sur le continent africain, comment expliquer que les musicien.ne.s puisent dans les traditions de leur culture respective pour composer leur répertoire 2.0 ? Nostalgie folklorique, revendication identitaire, mission transmission ou démarche décoloniale ? 

Comme à Detroit, Berlin ou Chicago, berceaux industriels dont les beats métalliques se sont longtemps imposés en maîtres sur nos dancefloors occidentaux, les producteurs africains s’inspirent naturellement de leur environnement immédiat. Certains d’entre eux le revendiquent carrément : c’est le cas de Muzi qui, après des débuts mal payés entre Durban et Johannesburg, irait faire ses armes à Berlin pendant quelques mois. « Un voyage initiatique qui m’a permis de réaliser que c’était en Afrique et pour l’Afrique que je voulais faire de la musique. Mes racines sont tout pour moi. J’ai du respect pour la house allemande ou américaine, mais il suffit d’être à l’écoute du continent africain : tout est là ! Harari par exemple, c’est Daft Punk avant Daft Punk ! » s’exclame le producteur sud-africain, dont la zulu house est aujourd’hui plébiscitée par Stormzy, Diplo ou Damon Albarn.

Si les outils modernes d’une culture mondialisée tendent à normaliser les modes de vie des nouvelles générations, provoquant par là même la dissolution progressive des structures traditionnelles, le processus est relativement récent sur le continent africain. Par conséquent, l’expression d’une grande majorité des cultures ancestrales, tout comme sa transmission, demeure extrêmement vivace. Par ailleurs, de nombreuses musiques traditionnelles se prêtent parfaitement au jeu des relectures électroniques : des cérémonies - mystiques ou festives - aux raves les plus ébouriffantes, les deux cultures partagent en effet une dimension collective, rituelle, entraînant bien souvent les danseurs jusqu’à la transe au gré de rythmes répétitifs. 

« J’ai accompagné beaucoup de cérémonies, je suis presque né avec le sabar » explique Mara Seck, percussionniste, chanteur et cofondateur de Guiss Guiss Bou Bess, “nouvelle vision” en wolof. En 2016, Mara Seck et le beatmaker français Stéphane Costantini ont entrepris de moderniser les polyrythmies du sabar, le tambour mystique de la communauté Lébou au Sénégal. Grâce à leurs beats taillés pour le club, il s’agit pour Mara Seck « de promouvoir la culture du sabar à l’international”, mais également « de permettre aux jeunes un peu perdus de se réapproprier leurs traditions, cultiver leurs racines et donc leur identité. Avec GGBB, on innove tout en valorisant notre héritage… et les anciens nous soutiennent pour cela ! »

 

 

Mais si le sabar jouit d’une grande popularité au Sénégal — donnant lieu chaque année à de magnifiques cérémonies — ce n’est pas le cas de toutes les traditions musicales. Le stambali, culte de possession né d’un syncrétisme avec l’Islam local, est menacé d’extinction en Tunisie. Les arifas, qui mènent les cérémonies et transmettent les clés de cette culture orale, sont de moins en moins nombreux et les jeunes ont d’autres centres d’intérêts. Les institutions tunisiennes, elles, se gardent bien d’encourager la pratique du stambali car, entre les lignes, il raconte l’histoire de l’esclavage en Afrique du Nord, la condition de la communauté noire tunisienne ou encore des persistances animistes dans l’Islam nord-africain. Heureusement, les membres du collectif Arabstazy ont bien saisi l’urgence de préserver le stambali et chacun.e le fait à sa manière : Amine Metani par le remix expérimental de cérémonies captées à Tunis et Sidi Ali El Mekki, Ghoula ou Deena Abdelwahed par le sample, entre techno brute et rondeur hypnotique du guembri. 

Pour d’autres enfin, il s’agit de réhabiliter des traditions méprisées pour leur caractère paysan. En 2007, le musicien tunisien Nidhal Yahyaoui entreprend une vaste collecte in situ de chants et rythmes traditionnels de la région montagneuse de Bargou, « la région des pauvres et des parias » selon son expression. Dix ans plus tard, il invite Ammar 808 sur Targ (Glitterbeat Records), un disque où claviers Moog et polyrythmies électroniques croisent le beat avec luth loutar, bendir, hautbois zokra et flûte gasba de Bargou pour « que les gens soient de nouveau fiers de leur région ».   

 

Quelque soit la forme, « ce qui compte en vérité, c’est préserver et transmettre la mémoire de l’Afrique » affirme l’ougandais Faizal Mostrixx. « Emprunter aux traditions musicales et rituelles de mon pays, c’est d’abord les célébrer, permettre aux miens de s’y identifier. Mais les réinventer avec un imaginaire afro-futuriste, c’est aussi se les réapproprier pour proposer de nouveaux récits et une nouvelle mythologie à l’Afrique, en allant au-delà des fantasmes occidentaux. »

 

En d’autres termes : et si cette déconstruction des folklores traditionnels — samplés, séquencés, mixés ou remixés — par les artisans électroniques du continent africain était l’expression d’un mouvement décolonial ? Ambassadrice du peuple et de la culture Alur, la chanteuse Susan Kerunen revisite énigmes et proverbes populaires hérités des ancien.ne.s sur Ebikokyo, six titres électro-folk aux beats entêtants. « Ma mère me les chantait quand j’étais enfant. Mais avec l’occidentalisation des mentalités et de l’éducation notamment, cet héritage est en danger. Sororité, tolérance, courage, spiritualité… chaque énigme ou proverbe contient une puissante sagesse, des savoirs jadis enseignés aux plus jeunes par le biais du rythme et de la mélodie. Il faut décoloniser nos cultures, y compris leurs modes de transmission. » juge-t-elle depuis Kampala. 

Décoloniser par le beat, voilà une idée qui aurait sûrement plu au penseur et homme de lettres congolais Sony Labou Tansi qui écrivait en 2015, dans son essai Encre, Sueur, Salive et Sang : « Nous n’avons pas besoin d’une culture de calebasse mais d’une culture de choc. »

En témoigne l’intensité des BPM qui agitent aujourd’hui le continent africain et leur onde de choc à l’international, le pari semble gagné. 

 

Jeanne Lacaille

Jeanne Lacaille

De Radio Grenouille à Marseille à Radio Nova à Paris, du Cap-Vert à l’Ouganda, Jeanne Lacaille va là où sa passion pour les grooves sorciers de la sono mondiale la mène d’une saison à l’autre. Agitatrice des Nuits Zébrées de Radio Nova, présentatrice des émissions Nova Lova (13h-17h en direct tous les jours) et Chasse Au Trésor (sur nova.fr, en partenariat avec la SACEM), fidèle alliée de l’émission Néo Géo de Bintou Simporé ou encore productrice de La Potion sur Radio Nova, Jeanne Lacaille évolue dans un monde de sons composé d’une alchimie de rythmes et d’horizons.

Côté papier, Jeanne Lacaille contribue activement à la production éditoriale des magazines Pan African Music ou #AuxSons avec de nombreux reportages, enquêtes et entretiens. Sur le petit écran, on devine Jeanne Lacaille derrière la caméra de documentaires musicaux tels que Les Routes de Lindigo pour Hélico Music (à paraître sur Canal +). Résolument créative enfin, Jeanne Lacaille collabore régulièrement avec le Soundwalk Collective pour des créations sonores telles que Le Temps de La Nuit, un parcours sonore nocturne et onirique, réalisé sur l’île de Porquerolles pour la Fondation Carmignac avec Patti Smith et Charlotte Gainsbourg.

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