Musique en ligne : de la rumba au gospel, les inépuisables archives musicales d’Alan Lomax

Pendant plus de six décennies, il a parcouru le monde micro en main, réalisant des milliers d’enregistrements, pour les partager ensuite avec le plus grand nombre. Les archives de l’insatiable ethnomusicologue américain disparu en 2002, aussi monumentales que passionnantes, sont consultables en ligne.

Par Eric Delhaye

Publié le 15 avril 2020 à 17h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 00h24

Que l’on soit mélomane ou simple curieux, l’immersion dans les archives d’Alan Lomax — un puits sans fond — est passionnante. En quelques clics, il est permis de remonter le temps, principalement entre 1946 et 1967, et de voyager pour écouter : du gospel capté dans des églises d’Austin et Dallas ; un pêcheur de Saint-Barth entonnant La saucisse de Strasbourg ; le bluesman Big Bill Broonzy dans sa chambre d’hôtel à Paris ; de la rumba flamenca captée à Jerez de la Frontera ; du folklore de Transylvanie et des républiques soviétiques ; Veni l’amou par une habitante de Trinidad ; des dizaines de ballades irlandaises... On en passe beaucoup : pas moins de 17 400 enregistrements sont disponibles, constituant un extraordinaire catalogue des folklores de plusieurs régions du monde.

Alan Lomax est cet ethnomusicologue américain qui, des années 30 au début des années 90 (il est mort en 2002), a collecté des musiques dans leurs expressions les plus authentiques. Une activité débutée en famille, dans la foulée du paternel John Lomax, qui embarqua sa tribu sur les routes du pays avec un studio mobile d’enregistrement sur cylindres de métal, fourni par la Bibliothèque du Congrès (institution nationale sise à Washington et plus grande bibliothèque du monde). Les Lomax eurent notamment l’idée de visiter les terribles pénitenciers du Sud : coupés des influences du jazz et de la radio, les détenus afro-américains étaient souvent les derniers détenteurs des chants pratiqués lors des travaux forcés agricoles, comme autrefois dans les exploitations esclavagistes du XIXe siècle.

Dès lors, Alan Lomax va arpenter l’Amérique rurale, de la Floride au Midwest, en passant par la Nouvelle-Angleterre, et ainsi consigner les traditions encore préservées de la modernité galopante, du blues du Mississippi au folk des Appalaches. Sa mission était aussi guidée par des intentions humanistes, puisqu’il se consacra principalement aux musiques des minorités, pour démontrer qu’elles avaient irrigué la culture dominante — une évidence qui était occultée dans l’Amérique ségréguée. Toujours désireux de remonter aux sources, il a poursuivi sa collecte dans les Caraïbes, puis en Europe, où il se réfugia dans les années 50, le maccarthysme lui reprochant ses sympathies communistes. De la Russie au Maroc, il a tendu ses micros dans de multiples directions en bénéficiant, au fil du temps, de l’amélioration des méthodes d’enregistrement et de la portabilité du matériel.

Le chanteur et guitariste Stavin’ Chain accompagné d’un violoniste, à Lafayette (Louisiane), en 1934.

Le chanteur et guitariste Stavin’ Chain accompagné d’un violoniste, à Lafayette (Louisiane), en 1934. Alan Lomax / Library of Congress

L’œuvre d’Alan Lomax se compte en dizaines de milliers d’enregistrements, disques, photographies, films et écrits, des interviews historiques, dont celle de Jelly Roll Morton — pianiste pionnier du jazz — en 1938, des collaborations cruciales avec Leadbelly, Woody Guthrie ou Pete Seeger... Le tout durant plus de six décennies, en nourrissant l’espoir que tout le monde en profite. C’était le sens du Global Jukebox, son concept de plateforme où chacun aurait pu se connecter aux cultures des autres, en avance sur son temps : « L’ordinateur moderne, avec ses nombreux gadgets et ses merveilleuses capacités électroniques, permet désormais de préserver et de stimuler toute la richesse culturelle de l’humanité », déclara-t-il à CBS en 1991, tandis que le Web était en gestation.

Fondée en 1983 par Lomax lui-même, l’Association for Cultural Equity (Association pour l’égalité entre cultures) accomplit ce rêve depuis qu’elle a mis gratuitement en ligne, en 2012, une quantité considérable d’archives, dont de nombreux documents sonores à partir de 1946, date à laquelle débutèrent les enregistrements sur bande magnétique. Le site, sur lequel il est possible de passer un temps fou, présente aussi des vidéos magiques tournées dans les années 70 et 80 en Louisiane, dans le Mississippi ou en Géorgie (elles sont réunies sur la chaîne YouTube des Alan Lomax Archives).

Hormis les documents plus anciens qui n’ont pas été numérisés (ils sont consultables à la Bibliothèque du Congrès), l’exploration de ce corpus extraordinaire, en plus d’être utile aux chercheurs et érudits, est pour tout un chacun une mine précieuse de découvertes musicales, d’histoires et de sensations.

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