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Chaabi
La musique Chaabi - Mustapha Toumi

La musique Chaabi : Vox populi algérienne

Le Chaabi est un genre musical algérien né au XXe siècle à la Casbah d’Alger, l’emblématique médina historique de la capitale. Inscrite au patrimoine mondial de l’humanité de l’Unesco depuis 1992, elle est caractérisée par sa structure urbaine établie autrefois sur une stratification sociale complexe (appartenances ethnico-religieuses et corps de métier) évoluant sous le joug de la colonisation française. De ce brassage savamment codifié, un genre musical émerge : le chaabi qui signifie littéralement « le Populaire ».

La transgression du Cardinal

Le Chaabi a eu plusieurs bardes tel que Hadj Mrizek, Hssisen, Lili Boniche, Luc Cherki, Amar Ezzahi, Abdelkader Chaou ou encore Dehman El Harrachi mais El Hadj M’hamed El Anka demeure sans conteste sa figure la plus emblématique car il en est l’initiateur. Il était à peine âgé de vingt ans quand il hérita de l’orchestre et de l’aura de son maitre Cheikh Nador, l’icône du Medh (sous genre de l’Andalou), décédé en 1926. Affranchi des diktats, El Anka puise dans le répertoire Andalou mais opère une réforme du genre en modifiant l’orchestration et introduisant de nouveaux instruments tels que la derbouka (instrument de percussion membraphone), et plus tard, la guitare, le banjo, el ney (flute en roseau), qanun, le violon et le piano et fit faire par le maitre luthier Jean Bellido une mandoline sur mesure en rallongeant le manche, aplatissant la caisse et la dotant de 4 cordes doublées. Ainsi, la mandole algérienne est née et demeure son instrument de prédilection.

Ces reformes opérées par El Hadj M’hamed El Anka lui valurent le sobriquet de Harras (le Casseur) mais c’est son surnom le Cardinal, qu’on retiendra pour la postérité en référence à l’oiseau au plumage rouge écarlate et ramage exceptionnel ou selon une autre version, il est affublé de ce surnom suite á une cocasse anecdote qui ce serait déroulée en France :  un passant l’avait confondu avec un cardinal du clergé en raison de sa chéchia rouge et l’avait salué en conséquence.

En 1928, El Anka signe chez Columbia Records et rejoint la Radio PTT Alger, ces deux moyens de diffusion contribuent à sa notoriété et la diffusion du genre. Plus tard en 1955, il intègre le Conservatoire municipal d’Alger en tant qu’enseignant du Chaabi. Avec une production artistique très prolifique, environ 360 qassida « poèmes » interprétés et 130 disques enregistrés, il demeure sans conteste « Cheikh el chouyouckh » (le Maître des maîtres). C’est grâce à son audace et sa transgression que le genre émerge à l’aune d’un contexte socioculturel en plein mutation. « Son interprétation quittait le pluriel anonyme pour la singularité du grand art. […] Sa musique éveillait des énergies jeunes et neuves. Elle participait à sa manière au fondement de notre personnalité nationale. » c’est ainsi que le gratifia son ami le poète, musicologue et ex-secrétaire général du Parti communiste algérien, Bachir Hadj Ali.

El Hadj M’Hamed El Anka - Elhmane

 

Contexte d’émergence

Considéré comme genre subalterne lors de sa genèse, le Chaabi s’est épanoui dans un premier lieu dans les salons privés et cafés maures de la Casbah avant de gagner en notoriété. Ces lieux hauts en couleurs où se mêle une population cosmopolite exclusivement masculine, ainsi, artistes et mélomanes se rencontrent laissant libre court à l’improvisation et réactualisant des corpus de la musique Andalouse et de la poésie lyrique du Melhoun (poésie maghrébine déclamé en darja soutenue) modernisant de ce fait l’orchestration. Ainsi, ce genre musical serait, à proprement parler, une réinterprétation libre des musiques nord-africaines dites classiques. De ce fait, le Chaabi rend compte de la réalité sociolinguistique et cosmogonique de la capitale d’Alger, qui à l’image de l’Algérie est foncièrement cosmopolite et multiculturelle.

À l’instar de la musique Andalouse, le genre obéit à un système modal dont il empreinte les nouba (suites) et intègre des modes tels que le Sihli d’origine berbère qui serait une réminiscence et une réinterprétation du Nahawand persan. Ce n’est qu’en 1946, que ce genre se précise et se fait baptiser ainsi par l’essayiste et ex-directeur de l’Institut National de Musique d’Alger, feu Boudali Safir. C’est à partir de cette date que le genre quitte ses espaces traditionnels et connait la vraie scène professionnelle ainsi que le grand public.

Durant les années 1970 le Chaabi connait un souffle nouveau grâce au musicien, auteur-compositeur Mahboub Bati qui fit évoluer le genre en introduisant la chansonnette et compose pour la nouvelle scène des titres désormais culte : El Bareh (Hier), Rah El Ghali (Il Est Parti Mon Précieux), Sali Trach Qalbi (Sonde Mon Cœur).

Initialement chanté en langues maternelles maghrébines, le Chaabi est interprété en darja mais aussi en kabyle, dialecte tamazight de la région de la Kabylie. La figure la plus connue du Chaabi kabyle est sans conteste le doyen Cheikh el Hasnaoui. Installé á Paris en 1937, il incarna la voix de l’exil á travers ses chansons désormais culte : Ya Noudjoum Ellil (Etoiles de la nuit), A Lkas N Lkas (De verre en verre) et tant d’autres ont traversé plusieurs générations. Hasnaoui inspira des artistes kabyles tels que Sliman Azem, Lounes Matoub et Lounis Ait Menguellet.

Cheikh El Hasnaoui - Arouah Arouah

 

La relève est assurée

Durant les années 1990, une nouvelle pléiade émerge. Kamel Messaoudi, qui incarne avec Meskoud, Reda Doumaz et Hamidou les voix emblématiques de cette période. Ils insufflèrent un style nouveau baptisé postérieurement le Néo-chaabi, qui tire sa singularité de l’usage de corpus plus contemporains et plus en phase avec les problématiques de la jeunesse. La musique de Kamel Messaoudi se veut une complainte d’une génération désabusée. Avec des titres intemporels comme Echemaâ (La Bougie) et Ah Ya Dzaïr (Ah Algérie), l’artiste introverti, enclin au spleen, devient un des symboles de la génération des 90’.

Autre figure majeure de cette période est Réda Doumaz qui se distingue en introduisant le saxophone et conjugue le Chaabi au Jazz, à la musique classique occidentale et une kyrielle d’autres sonorités exotiques. Prolifique et en perpétuel recherche musicale depuis plusieurs décennies, il est un véritable électron libre dans le monde du Chaabi. Son album Yachari Dala (La Roue Tourne), sorti en 2011, est un véritable ”OVNI musical” et une véritable consécration de son génie.

La démarche artistique de Réda Doumaz rappelle à un plus haut point l’essence même du Chaabi qui est à son sens : « le fruit d’un amalgame heureux » mais surtout un palimpseste qui conjugue diverses filiations : « l’héritage musical gréco-persan ; l’École classique arabe des ‘Udistes (Ma’bad/Ibrahim et Ishaq Al Mawcili/Al Kindi du VII-VIIIe siècle) ; l’École andalouse de Zyriab au VIIIe siècle ; l’École maghrébine ancienne de Ibn Bajja au VIIe siècle qui se déversa chez nous en Gharnati, Sanaa, Malouf, Hawzi et ‘Arobi » explique-t-il. C’est avec brio qu’il tente de dévoiler les secrets et contextes d’émergence du genre dans son émission- télé “les Arcanes du Chaabi”, diffusée sur la télévisons algérienne.

Réda Doumaz - Mea Culpa

Si de nos jours, les puristes du genre tendent à le figer sur le plan sémantique et modal, il est important de souligner que ce patrimoine musical reflète, de par sa genèse, ses formes modales et ses textes, la diversité culturelle de l’Algérie. Devenu musique identitaire et populaire, le Chaabi a laissé une impression durable et pérenne au sein des cercles artistiques algériens contemporains. En 1997, il se diffuse à l’international grâce au succès planétaire du rockeur algérien Rachid Taha qui interprète Ya Rayah de Dahman el Harachi. « Le choix de reprendre la chanson “Ya Rayah” s’est naturellement imposé. Rachid s’intéressait particulièrement à ce que la diaspora algérienne en France écoutait et Dahman el Harachi est sans conteste l’une de ses voix les plus marquantes. Rachid Taha a su saisir et transmettre la force et la puissance de ce morceau dont il laissa l’orchestration originelle et renforça la rythmique savamment dosée. La reprise est désormais culte » confie le musicien Hakim Hamadouche à Music in Africa.

Ressources :

1-  Nabila Oulebsir, Les usages du patrimoine : monuments, musées et politique coloniale en Algérie, 1830-1930, Paris, Les éditions de la MSH, 2004,
2-   El Anka et la tradition “chaâbi” (1979) SAADALLAH, Rabah. El-Hadj M’Hamed El-Anka, Maître et rénovateur de la musique “chaâbi” Alger, La Maison de Livres, 1981
3-    “El Anka et la tradition “chaabi””. In Annuaire de l’Afrique du Nord, XVII, 1978. Extrait. C.N.R.S.
4-    Jaoudet Guessouma, Reda Doumaz, un génie du chaâbi algérois
http://​forumdesdemocrates​.over​-blog​.com/​2​0​1​4​/​1​1​/​u​n​-​a​r​t​i​s​t​e​-​r​e​d​a​-​d​o​u​m​a​z​.​h​t​m​l​(​l​ink is external)
5-    https://www.crasc.dz/index.php/fr/programme-2016/646-conf%C3%A9rence-du-…(link is external)
6-    https://www.youtube.com/watch?v=qBZzGUpXfd0&list=PLkO47wh82E7eXCEmT96YYI…(link is external)
7-    Hakim Hamadouche, entretien accordé à Music in Africa , 09 septembre 2021
8-    Reda Doumaz, entretien accordé à Music in Africa, 26 septembre 2021

Édité par Lamine BA, cet article a été rédigé pour Music In Africa, #AuxSons l’a publié dans le cadre d’un partenariat média.

Leila Assas

Leila Assas

Leila Assas est une journaliste indépendante algérienne, férue d'Histoire d'Afrique, ancienne enseignante de l'Éducation nationale. En marge de son métier, elle commence une carrière dans les métiers d'écriture en 2014 comme rédactrice, ensuite rédactrice en chef au sein du portail culturel Babzman.com باب الزمان, puis elle rejoint , en 2017, l'équipe éditoriale de la revue Esprit Bavard, dédiée á l'actualité socioculturelle en Algérie, et collabore également avec plusieurs médias internationaux tel que Clam Magazine15-38 Méditerranée et plus récemment avec Pan African Music et Music in Africa.

Leila Assas est également tourneuse de deux formations féminines de chants traditionnels sahariens : Bnat el Maghra (Timimoun) et Naylia (Tindouf). 

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