Musique

Brexit: le blues du rock britannique

Si certains comme John Lydon ou Morrissey défendent la sortie de l’UE, dans son immense majorité, le rock britannique reste classé à gauche, compagnon de route historique du Labour. Mais la large mobilisation des musiciens pour Corbyn n’a en rien évité la défaite des travaillistes. Le soutien des rockeurs serait-il devenu contre-productif ?
publié le 3 janvier 2020 à 18h11

A lire les longues lettres d'amour à Jeremy Corbyn et les messages de haine adressés à Boris Johnson par de jeunes musiciens sur les réseaux sociaux, on croirait que c'est le premier qui a écrasé l'autre lors des élections du 12 décembre. Que les travaillistes ont remporté 365 sièges à la Chambre des communes et les conservateurs seulement 202. Et non l'inverse. «Comment expliquer un tel gouffre ? On peut penser que les musiciens sont simplement plus anti-establishment que l'électeur moyen», avance Judi Atkins, professeure de politique à l'université Aston. Les artistes ont également tendance à se concentrer dans les grandes villes et sont plus à même d'être séduits par Jeremy Corbyn, accusé le lendemain de la débâcle d'avoir composé un cabinet trop centré sur la capitale. «Les travaillistes ont perdu le vote des ouvriers des régions postindustrielles, les gens qu'ils sont censés représenter, poursuit Atkins. Johnson a lui réussi à positionner son parti comme celui "des Anglais" et à s'aligner avec les gens "normaux", qu'il oppose à une élite métropolitaine qui ne comprendrait pas leurs problèmes.» Lors de la soirée électorale, les journalistes de Sky News se demandaient en boucle : le Labour est-il devenu un parti métropolitain ? Celui d'une certaine élite intellectuelle et culturelle qui engloberait la classe musicale ? «Un musicien qui dit qu'il faut voter Labour, ça ne change absolument rien, assène David Rowntree, batteur de Blur et élu travailliste. Ça peut même être contre-productif.»

La jeunesse derrière «Jezza»

Septuagénaire depuis mai, Jeremy Corbyn a beaucoup parlé à la jeunesse à travers le prisme musical. Comme sur une scène du festival de Glastonbury, en juin 2017. Pantalon beige et micro à la main, il lance : «Est-il juste que de si nombreuses personnes dans notre pays n'aient aucune maison où vivre et seulement des rues dans lesquelles dormir ? Est-il juste que tant de gens vivent dans une telle pauvreté au sein d'une société avec tant de richesses ?» Les milliers de jeunes gens rugissent, brandissant de larges photos de celui qu'ils surnomment «Jezza». Trois jours plus tard, le public du rappeur Stormzy entonne son nom sur l'air de Seven Nation Army des White Stripes. Le Guardian compare ce chant - apparu un mois plus tôt avant un set des Libertines au Wirral Festival - à un pont permettant à nouveau de relier «la pop culture et la politique».

Dès avril 2017, les rappeurs grime répandent sur les réseaux sociaux le hashtag #Grime4Corbyn puis lancent des événements alliant concerts et campagne électorale. Le leader travailliste rencontre certains artistes, comme Akala, qui explique qu'il l'a convaincu de voter pour la première fois. La jeunesse semble embrasser le message de Corbyn et le Telegraph indique qu'entre l'annonce des élections, le 18 avril, et le 24 mai, 1,05 million de jeunes de 18 à 24 ans se sont inscrits sur les listes électorales. Les conservateurs l'emportent quand même. «On en a beaucoup parlé, mais les jeunes restaient assez peu nombreux, tempère Rowntree. Les gens imaginent qu'assembler un amas de musiciens et leur faire parler de politique, ça fait voter les jeunes. C'est l'histoire d'une grande frustration de la politique de gauche : elle est tournée vers la jeunesse, mais les jeunes votent moins. S'ils votaient davantage, le Labour serait au pouvoir en permanence.»

De la fracture Blair à «l’espoir» Corbyn

Premier travailliste à utiliser la musique populaire, Harold Wilson rencontre les Beatles au Dorchester Hotel en mars 1964. En octobre, il prend le pouvoir après treize ans de conservatisme. En juillet 1997, Tony Blair fête, lui, la fin de dix-huit ans de gouvernance des tories lors d'une soirée à Downing Street. Un photographe capture son large sourire, offert à la bobine toute aussi guillerette de l'homme qui lui fait face : Noel Gallagher, guitariste d'Oasis, en blazer sur polo turquoise, coupe de champagne dans la main droite. Cette rencontre incarne encore dans les esprits l'union du New Labour et de la scène brit pop. Précédemment, Margaret Thatcher, élue en 1979, avait, elle, inspiré toute une génération de songwriters : le gang punk Crass lui demandait «How does it feel to be the mother of a thousand dead ?» le collectif ska The Beat réclamait sa démission dans Stand Down Margaret et Morrissey sortait en 1988 un morceau intitulé Margaret on the Guillotine. En 1997, la majorité des musiciens et 43,2 % des votants préfèrent donc à John Major, héritier du thatchérisme, le quadra Tony Blair, qui se définit comme «issu de la génération rock'n'roll».

Pour autant, les artistes ne vantent pas tous les mérites de Blair. «On n'a jamais fait vraiment partie de ça, assure Rowntree. C'était le truc d'Oasis de vouloir le rencontrer. Damon [Albarn, chanteur de Blur, ndlr] a été invité mais a refusé de venir. Il avait répondu qu'il était communiste !» En septembre 1997, le magazine New Musical Express rassemble plusieurs formations estampillées brit pop dans un dossier en forme de critique du «Welfare to Work», la politique qui affiche clairement que le New Labour veut inciter à l'emploi au détriment de l'Etat providence. Leader de Primal Scream, Bobby Gillespie résume : «Thatcher était honnête au niveau de sa destruction systémique du mouvement syndical et de la classe ouvrière. Tony Blair, non.» Quand Blair valide l'invasion de l'Irak en 2003, le lien entre les travaillistes et la sphère musicale se brise. Plus tard, Alex Kapranos, chanteur de Franz Ferdinand, le comparera à un «super-méchant», au sens Marvel du terme.

David Rowntree, lui, ne désespère pas. C'est pour «aider les gens» qu'il avait rejoint le Labour au XXe siècle et c'est dans cette optique qu'il est élu, en 2017, county councillor dans le Norfolk. Quelques jours avant les élections de décembre dernier, il prospecte encore dans le nord de Norwich. Dans l'ouest londonien, c'est Brian Eno que l'on peut croiser en train de vanter les mérites des travaillistes. En novembre 2019, le producteur de David Bowie, tout comme Roger Waters de Pink Floyd et Robert Del Naja de Massive Attack, signe une tribune décrivant le Labour comme «une lueur d'espoir pour les progressistes du monde entier». Il sort ensuite Everything's on the Up With the Tories, chansonnette dans laquelle il critique, entre autres, le projet de «vente» du service de santé aux «cow-boys» américains.

En mars 1964, le travailliste Harold Wilson rencontre les Beatles. Six mois après, il est Premier ministre.

PA archive. Roger-Viollet

Le nihilisme punk terreau du Brexit ?

Ce retour d'adhésion est synthétisé par le leader du quintette punk Fat White Family : «J'étais totalement désabusé par le Labour depuis la guerre d'Irak. Je m'abstenais ou votais pour les Verts. Jusqu'à l'arrivée de Corbyn.» Corbyn, vieil activiste propalestinien et végétarien, arrêté lors de manifestations contre l'apartheid, qui parcourt à vélo sa circonscription d'Islington, quartier cool du nord de Londres, plaît forcément aux musiciens, qu'on imagine épouser ces idées et ce mode de vie.

Cependant, les artistes établis ne votent pas tous Labour. Liam Gallagher a apporté son soutien aux Verts et Chris Martin de Coldplay aux libéraux-démocrates. La scène écossaise apprécie le Scottish National Party, mouvement indépendantiste de centre gauche, autre gagnant des élections de décembre. En 2014, des groupes comme Mogwai et Franz Ferdinand participaient, par exemple, à un concert en faveur du oui à l'indépendance. Parallèlement, au pays de Galles, Gwenno Saunders, des Pipettes, chante en gallois et vante les mérites des séparatistes de Plaid Cymru, tout comme Gruff Rhys, ancien des Super Furry Animals, dont le père fut candidat pour le parti de 1955 à 1964. Deux entités farouchement opposées au Brexit, à l'inverse du Londonien Roger Daltrey, chanteur des Who, qui décrivait en 2017 la sortie de l'Union européenne comme «la bonne chose à faire». La même semaine, John Lydon des Sex Pistols déclarait : «Les prolétaires de la classe ouvrière ont parlé, je suis l'un d'eux et je suis avec eux.» Plus loin, il évoquait une rencontre «fantastique» avec Nigel Farage, le leader du Brexit Party, que Morrissey jugeait, lui, comme un potentiel Premier ministre.

Cette tendance des anciens punks à épouser la cause du Brexit permettait à l'éditorialiste irlandais Fintan O'Toole de comparer «la décision de quitter l'UE» à «la traversée de l'anarchie punk». Dans le suc du punk aurait déjà été présente «l'énergie nihiliste qui conduit à l'élan du Brexit» ainsi que l'idée du «masochisme comme révolte». Large donateur du camp du leave, l'homme d'affaires Arron Banks relatait dans son livre un conseil offert à Farage : «Plus on sera scandaleux, plus on gagnera de l'attention. Plus on gagnera de l'attention, plus on sera scandaleux.» Une exhortation à l'outrage que n'auraient pas reniée les Sex Pistols.

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