Au Brésil, la musique indépendante en lutte contre Bolsonaro

Réunis à Recife dans le cadre du Porto Musical, des artistes, producteurs ou programmateurs, victimes de la censure et des attaques du gouvernement Bolsonaro, dénoncent sa “guerre contre la culture”, au rythme du brega-funk.

Par Eric Delhaye

Publié le 20 février 2020 à 15h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 00h30

À une semaine du carnaval, qui ouvre officiellement vendredi, mobilisant près de deux millions de foliões (fêtards) dans les rues de Recife, au Brésil, la métropole nordestine vient de renouer avec le Porto Musical, rendez-vous bisannuel des professionnels de la musique doublé de concerts gratuits dans le centre historique, avec des artistes majeurs de la scène indépendante. Une édition à fleur de peau, alors que le secteur culturel subit les attaques incessantes du gouvernement d’extrême droite du président Jair Bolsonaro, un peu plus d’un an après son intronisation. Dans une vidéo diffusée en janvier, le secrétaire d’État à la Culture, Roberto Alvim, déclara carrément que « l’art brésilien de la prochaine décennie sera héroïque et national », paraphrasant ainsi le propagandiste nazi Joseph Goebbels, avec un opéra de Wagner en musique de fond. Même s’il fut immédiatement démis de ses fonctions, son discours a ajouté à la sidération causée par la montée de l’obscurantisme. « J’ai passé ma jeunesse à lutter contre la censure dans mon pays et contre la brutalité de la dictature militaire, qui m’a jeté en prison et qui a tué et torturé tellement de personnes, a rappelé Caetano Veloso, qui fut persécuté par la junte (1964-1985). Cela peut sembler incroyable, mais aujourd’hui je revis une telle situation où, sous le couvert de la démocratie, le fascisme montre ses griffes. » Le fait que la musique engagée soit encore incarnée par Caetano Veloso ou Chico Buarque, 77 et 75 ans, pose question. Chroniqueur du quotidien Folha de S. Paulo, Anderson França a même fustigé le silence des stars actuelles comme Ivete Sangalo ou Anitta, et illustré son brûlot par un dessin représentant Maiara et Maraisa, un célèbre duo de chanteuses de style sertanejo, avec une croix gammée autour du bras. Le débat se cristallise dans ce climat, alors que le mandat de Bolsonaro ne fait que débuter.

Partout dans Recife, une syncope synthétique s’échappe des autoradios et des sonos des vendeurs ambulants. Le brega-funk, mélange de brega (chanson romantique) et de funk carioca hautement sexualisé, a conquis le pays depuis que MC Loma, 15 ans, a signé le tube du carnaval 2018 avec Envolvimento. Depuis un an, cette musique noire et délurée est aussi la nouvelle hantise des racistes et bigots que flatte le gouvernement Bolsonaro. Après que plusieurs rassemblements de danseurs dans le centre historique ont été dispersés, ce qui devait arriver arriva : William da Silva, 19 ans, qui participait au tournage d’un clip dans une banlieue de Recife en janvier, a été tué par balle pendant une intervention de la police militaire. « Le brega-funk est criminalisé en raison des préjugés de race et de classe », affirme le journaliste GG Albuquerque qui lui a consacré un film documentaire pour Spotify Brasil. Animateur d’une conférence sur le sujet, un événement s’agissant d’une musique développée en marge du marché conventionnel, il a notamment invité Elloco. Moitié du duo Shevchenko e Elloco, moulé dans un t-shirt de son collectif A Tropa, le chanteur rappelle qu’il fut un pionnier du genre avec le hit Eu tô só calado (« Je me tais ») : « On se tait et on travaille. On vient de tout en bas et, aujourd’hui, c’est notre succès qui fait du bruit. »

« Le brega-funk est politique dans le sens où, ramenant la culture et l’argent dans les favelas, il doit affronter une oppression raciste inhérente à notre histoire coloniale », affirme Karina Buhr sur une terrasse du Cais do Sertão, le musée patrimonial où se déroule le Porto Musical. Après avoir grandi à Recife puis s’être installée à São Paulo où le marché est centralisé, elle mêle son rock corrosif aux percussions nordestines sur son quatrième album, Desmanche. « Il n’y a plus de politique culturelle de soutien aux créateurs, dit-elle. Tout ce qui a été construit, conquis (les lieux de création, les financements, et le public qui va avec), tout a été démantelé. C’est un recul de vingt ans en l’espace d’une année seulement. Ils ont déclaré une guerre haineuse à l’art et l’éducation. Quand je dis que ça rappelle les débuts du nazisme en Allemagne, je n’exagère pas. » Pendant trois jours, des producteurs-trices ou programmateurs-trices ont témoigné des mêmes attaques contre la profession et les artistes, d’autant plus violentes quand on est – par exemple – une femme, noire, pauvre, homosexuelle. Ils racontent aussi comment la censure s’immisce sournoisement, quand les organisateurs d’événements musicaux institutionnels demandent aux artistes de signer la promesse qu’ils ne parleront pas de politique une fois qu’ils seront sur scène.

Dernière conférence du cycle, samedi au milieu du bouillonnement des fêtes précarnavalesques, « Pisando em praça de guerra » (« Arpentant un champ de bataille ») reprenait l’intitulé d’une chanson de Siba, rockeur, poète et soutien des traditions rurales, dont le concert sur la grande scène fut un temps fort. Partant du principe que toute musique est politique, les intervenant(e)s avaient notamment pour noms Bione, une poétesse et rappeuse de 16 ans qui répercute la colère des favelas, ou Beth de Oxum, prêtresse de candomblé et percussionniste de 55 ans qui défend les cultes afro-brésiliens menacés par le fondamentalisme évangélique. Alors que les leaders et mouvements de gauche semblent assommés par la brutalité des événements depuis la destitution de Dilma Rousseff en 2016, certain(e)s jeunes activistes évoquent désormais l’urgence de « mener le combat avec toutes les armes possibles, à la fois les pierres et les arts ». La rébellion fut illustrée par la projection de Matilha, le nouveau clip décapant du groupe de rock Francisco, el hombre qui met en scène une insurrection populaire.

Au moment de conclure, Melina Hickson n’a pas pu retenir ses larmes. Directrice du Porto Musical, elle résume les trois journées qui l’ont secouée : « On savait déjà qu’on aborderait des sujets polémiques et douloureux, pour le marché de la musique et la société tout entière. Ce fut encore plus éprouvant, même si on a aussi eu le sentiment que les gens se réveillent. De toute façon, on continuera de travailler, malgré les portes qui se ferment. Mais le pire est à venir. Tout ne se détruit pas si rapidement, ça prend du temps. Ils se sont d’abord attaqués au secteur du cinéma, et celui de la musique est le prochain sur leur liste. Ils mènent une guerre contre la culture, depuis le premier jour, et on ne sait toujours pas comment réagir. On ne parvient même plus à se projeter dans le futur. Personne, durant ce Porto Musical, n’a parlé du futur. Le présent est déjà tellement bizarre… On ne comprend même pas ce qui nous arrive. Notre marché va s’effondrer, la diffusion ralentir, l’argent décliner, nous n’aurons plus accès aux grands médias… La seule chose que je sais, c’est que la création au Brésil garde une force exceptionnelle. Alors, l’art survivra et, comme pendant la dictature, on surmontera cette épreuve. » Quelques heures plus tard, le chanteur queer Filipe Catto termina son concert sur des mots similaires, en forçant l’optimisme : « Je ne doute pas qu’ils partiront un jour et nous en sortirons plus forts. »

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