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Artistes africains : beaucoup de talents, bien peu de visas
Salif Keïta

Artistes africains : beaucoup de talents, bien peu de visas

Nombreux sont les musiciens africains qui rencontrent (toujours) d’énormes difficultés pour venir se produire en France. PAM a enquêté sur les problèmes soulevés par ces artistes.

Entre leurs arrivées sur scène systématiquement impromptues et leur totale absence de présence sur les réseaux sociaux, les membres de l’énigmatique collectif Dissidance cultivent le mystère. À raison, puisque les artistes congolais, maliens et tunisiens qui le constituent ont fait de ce style subversif la marque de fabrique du collectif. Un choix assumé qui leur a valu moultes difficultés pour obtenir les visas nécessaires aux concerts donnés à l’improviste et toujours dans le plus grand secret en France. « C’est un vrai parcours du combattant », témoigne le batteur franco-malien, qui aux côtés de ses collègues, sort de sa réserve habituelle pour parler avec PAM d’un problème qui affecte de nombreux artistes africains désireux de venir se produire en France.

Pour le groupe*, le premier problème peut surgir avant même d’entamer la longue procédure de demande de visa. Pierre-Henri Frappat, directeur de l’association Zone Franche qui pilote le Comité Visas Artistes (une plateforme qui accompagne les artistes dans leurs demandes de visas) fait ainsi état « d’une grosse difficulté sur le tout début de la chaîne ». La prise du premier rendez-vous peut s’avérer particulièrement ardue du fait de la rareté de créneaux disponibles. Depuis quelques années, les consulats français délèguent certaines tâches à des sociétés prestataires de services (CAPAGO au Mali, TLS-Contact au Maroc et en Tunisie, VFS Global en Algérie, etc.). Hormis quelques rares exceptions, la pratique est désormais quasi généralisée. Cette externalisation des procédures porte atteinte aux artistes qui se retrouvent parfois dans l’impossibilité de traiter directement avec les consulats pour lesquels travaillent ces entreprises externes. « Ce qu’on constate, c’est que ces sociétés sont sans doute un peu débordées et qu’elles ne sont pas toutes très opérationnelles », déclare Pierre-Henri Frappat. « Beaucoup de rendez-vous ne sont tout simplement pas accessibles, parfois attribués à des dates qui sont postérieures aux dates de concerts ou de festivals. Il n’y a donc aucune prise en compte des réalités et des besoins des artistes. »

Salif Keïta – Nous pas bouger

Sous-traitance, informatisation, déshumanisation

Si l’idée de départ était de soulager le travail du personnel des consulats, cette pratique est directement responsable d’une augmentation des coûts puisque ces sociétés sous-traitantes prélèvent une commission sur chaque instruction de dossier. Le Comité Visas Artistes constate « une augmentation de plus de 30% des frais de demandes (par personne, non remboursables en cas de refus), passant de 60 € à 80 € pour des visas de court séjour, avec en sus, une possible majoration appliquée par les prestataires privés qui prennent en moyenne 30% de commissions ». Sébastien Lagrave, directeur du festival Africolor, rapporte aussi des cas de pratiques douteuses au sein de certaines de ces sociétés. « CAPAGO facture ce qu’ils appellent un service premium aux artistes sans leur demander explicitement leur avis », relate-t-il. « On propose de vous servir un thé, ou de prendre une photo, et boum, 20 000 en plus ». Amine Metani, fondateur du collectif Arabstazy, atteste également de l’existence d’un trafic au rendez-vous en Tunisie : « il y a des gens qui réservent tous les créneaux pour les revendre ensuite ».  Ces dérives sont malheureusement difficilement contrôlables d’après Pierre-Henri Frappat : « il y a des faisceaux d’indices et des remontées de terrain que ces pratiques existent, notamment au Maroc et au Mali, mais il n’y a pas de faits clairement établis ». Mais la difficulté d’avoir un rendez-vous dans les temps, ajoute-t-il, oblige souvent les artistes à « passer par un circuit parallèle ». Corinne Serres, directrice et fondatrice de la société Mad Minute Music qui produit concerts et tournées de nombres d’artistes africains (Salif Keïta, Ballaké Sissoko…) dénonce également la déshumanisation de la procédure car le traitement des dossiers est, dans la quasi-totalité des cas, totalement informatisé. « Tout devient compliqué, tout devient informatique. On n’a plus de contact. Avec ce monde digital, il n’y a plus de relations humaines : si vous avez un problème, vous n’avez personne à qui vous adresser. » Dès lors, elle est souvent amenée à devoir faire appel à son réseau personnel pour que les demandes des musiciens qu’elle chapeaute aboutissent. 

C’est aussi le cas de Derek Debru, un des cofondateurs du collectif ougandais Nyege Nyege, qui pour les artistes du collectif évite au maximum de traiter avec ces entreprises prestataires, privilégiant ses relations avec le consulat. « On conseille vraiment aux artistes de prendre contact avec les instituts français ou les alliances, voir l’ambassade aussi directement en amont de leur projet pour se faire connaître, pour être identifiés, apparaître dans le paysage local parce que ça va faciliter les échanges ensuite si blocage il y a », explique Pierre-Henri Frappat. Mais ces réseaux de relations peuvent être hors de portée de certains jeunes artistes ne jouissant pas d’une notoriété suffisante, comme cela est souvent le cas pour les membres de Dissidance. « La difficulté est énormément accrue pour les primo-sortants », reconnaît le directeur de Zone Franche. « C’est rageant de se dire qu’il faut être dans les petits papiers des gens de l’Institut français pour que tes artistes puissent être autorisés à venir jouer », s’indigne Amine Metani. « C’est vraiment symptomatique de cette espèce d’ambiance postcoloniale qui oblige, même en dehors de la France, d’aller lécher les bottes des attachés culturels. » Loin d’être une spécificité française, les musiciens africains se heurtent régulièrement à de nombreuses difficultés pour rencontrer leur public à l’international. Le groupe Tinariwen a récemment été contraint d’annuler une tournée prévue en Amérique du Nord, faute d’obtention du visa états-unien.

Anciens et nouveaux combattants : le parcours

Retour au cas français. Après obtention du premier rendez-vous qui permettra l’instruction du dossier, beaucoup d’artistes ne sont pas au bout de leur peine. Il s’ensuit généralement un long processus visant à justifier sa demande. « Très récemment, ils ont créé [en Tunisie] un statut de musicien, discutable puisque pour obtenir ce statut, il faut passer un oral devant des gens plutôt issus du conservatoire », explique Amine Metani. Ce statut est ainsi particulièrement difficile à obtenir pour des DJs, comme les membres de Dissidance, qui ne parviennent pas à se faire reconnaître en tant que musiciens. « Il manque quand même une expertise dans les postes consulaires pour simplement apprécier la réalité du statut d’artiste », regrette aussi Pierre-Henri Frappat


C’est encore plus vrai s’ils sont jeunes, puisque dans ce cas ils sont également victimes d’un profilage migratoire « Si vous êtes un homme jeune, sans attache familiale, que vous n’êtes pas connu, en début de carrière, vous aurez moins de chances d’accès à la mobilité », assure Pierre-Henri Frappat. « Le fond du problème, c’est qu’il faut prouver que tu n’as pas l’intention de rester en France », précise Amine Metani. Souvent, ces artistes doivent justifier d’un emploi en CDI (donc pas en tant qu’artiste) et/ou percevoir un salaire minimal jugé suffisant pour ne pas – imagine-t-on, être tentés de rester en France. Une danseuse malienne qui accompagne Dissidance s’est vue demander de prouver qu’elle n’était pas enceinte, et qu’elle ne cherchait ainsi pas à accoucher en France, au moment de l’instruction de son dossier.

Cette méfiance vis-à-vis des artistes demandeurs de visas a certes été alimentée par un certain nombre d’abus, dont l’affaire survenue en 2003 autour de Papa Wemba qui en est devenue l’emblème. L’artiste congolais, impliqué dans une sombre histoire de trafic de visas, sera condamné en 2004 pour avoir fait passer certains de ses compatriotes pour des membres de son groupe afin de faciliter leur entrée en Europe en échange d’une rétribution monétaire. Ce scandale et les désertions d’artistes (finalement assez rares, au regard du nombre de visas accordés) font partie des raisons avancées à l’époque pour justifier le durcissement des procédures de visa.

La même inquiétude des autorités françaises explique aussi qu’il est plus difficile d’obtenir un visa si l’on vient des pays plus pauvres ou des zones considérées comme dangereuses à cause de certains conflits armés en cours. En Ukraine, les artistes peuvent bénéficier du « Statut européen de protection temporaire », une autorisation provisoire de séjour qui leur permet d’exercer une activité professionnelle depuis l’invasion du pays par la Russie. Ce dispositif ne s’étend cependant pas à tous les artistes fuyant la guerre ou l’oppression des régimes totalitaires, comme le Mali en proie à un conflit armé depuis 2012. Zone Franche a récemment publié une tribune à ce sujet. Certains membres du collectif Dissidance risquent ainsi leur vie tous les six mois pour aller du nord du Mali à Bamako pour renouveler leur visa.

Satisfait ou… pas remboursé

Les demandes de visa sont également régulièrement refusées pour des raisons inconnues et sans remboursement des frais de dossiers possibles, un fait que dénonce Amine Metani. « Une fois déposé le dossier, il faut payer le consulat français mais ces frais ne sont pas remboursés en cas de refus », explique-t-il. Les motifs invoqués ne permettent souvent pas aux artistes – comme aux autres demandeurs – de comprendre pourquoi leur dossier n’a pas abouti. « On se retrouve comme une merde », évoque crûment Blick Bassy qui, invité par le président français Emmanuel Macron lors de son déplacement au Cameroun en juillet dernier, lui a fait part des problèmes rencontrés par les artistes africains. 

« Il y a régulièrement des incongruités sur l’attribution des visas », rapporte Pierre-Henri Frappat. Un des DJs de Dissidance raconte que pour certains membres du groupe « ayant les mêmes profils et soumis à la même autorité, une partie vont obtenir leurs visas et les autres non alors qu’ils viennent pour exactement le même projet, avec les mêmes lettres d’invitations, les mêmes contrats de travail pour loger dans les mêmes hôtels sur la même période. »

« Il peut arriver que des artistes soient aussi blacklistés pour des raisons politiques », suppose Pierre-Henri Frappat pour expliquer ces différences de traitement. « On a fait une demande de visa, comme on fait toujours, pour Salif Keïta et son équipe pour deux concerts au mois de mai. On a reçu des visas de 3 jours sans explication alors qu’avant, on obtenait des visas d’un an », raconte Corinne Serres. « Je suis tombée des nues que ça arrive à un artiste de cette envergure, qui vit au Mali, qui a été résident français et qui effectue des allers-retours depuis des années ». À l’instar de Salif Keïta, Dissidance est également connu pour ses prises de positions politiques tranchées et pense avoir été victime de discriminations similaires. Amine Metani émet l’hypothèse que ces refus sont aussi dus à certains quotas mis en place pour des raisons diplomatiques : « maintenant même si ton dossier peut passer, après un certain nombre de visas autorisés, ils n’en prennent plus ». Pas impossible, puisqu’en automne dernier, la France avait pris la décision de réduire le nombre de visas français délivrés aux Algériens, Marocains et Tunisiens en réponse à la mauvaise coopération des pays du Maghreb dans les procédures d’expulsion.

Blick Bassy

Talents sans passeport… ni visas 

Ce manque de transparence dénoncé par le Comité Visas Artistes est généralisé. En 2017, le président français Emmanuel Macron lors de son discours de Ouagadougou promettait l’attribution de 1000 passeports talents pour le continent africain. Ce titre de séjour, censé encourager la présence des « talents » sur le territoire, a été mis en place en 2016 avec l’objectif d’en délivrer 10 000. Pierre-Henri Frappat estime que l’engagement n’a pas été tenu, bien qu’il soit très difficile d’obtenir des chiffres précis concernant leur attribution. « Il n’y a pas de statistiques ou très peu », affirme-t-il. « C’est difficile d’avoir des éléments donc on ne sait pas ce qu’il en est véritablement. » 

Malgré ce manque de données chiffrées, selon Pierre-Henri Frappat, la chance d’obtenir un passeport talent semble assez réduite. « D’après les quelques chiffres qu’on a trouvés sur la période entre 2016 et 2018, on avait de l’ordre de 170 passeports talents délivrés à des artistes, pour la plupart nord-américains, australiens, japonais, et à la toute fin, africains. Donc on est très loin des 1000 passeports talents annoncés pour l’Afrique. » « Un rendez-vous manqué », selon lui, pour un dispositif qui aurait son utilité : « c’est un outil qui est bien pensé mais qu’il faudrait sans doute un peu assouplir pour que plus de personnes puissent y avoir accès ». Les conditions d’accès particulièrement contraignantes ne permettent pas un accès facile à ce dispositif. « Pour un artiste interprète, c’est assez compliqué et ça le serait même pour un artiste français bien établi dans les circuits. »

Amine Metani raconte ne pas avoir pu soutenir la demande de passeport talent de Deena Abdelwahed. « Avec mon asso, il fallait que je me porte garant du fait que les artistes reviendraient ensuite en Tunisie », explique-t-il. « L’organisme en charge des visas lui a dit que l’asso était sur liste noire. » Amine Metani suppose que cela pourrait s’expliquer par le fait qu’il avait déjà soutenu la demande de visa d’un autre groupe et que certaines personnes n’étaient pas rentrées. « Mais c’est seulement après avoir été blacklisté que j’ai compris que quelqu’un n’était pas rentré. »

Le passeport talent n’étant pas à la portée d’une majorité d’artistes, la plupart doivent se soumettre à la pénible procédure de la demande de visa évoquée plus haut. Lorsqu’ils l’obtiennent, ce n’est pas toujours dans les conditions escomptées. « Les artistes qui avaient des passeports ou des visas de circulation longue durée se retrouvent maintenant avec des visas de circulation parfois d’une semaine », constate Pierre-Henri Frappat. Une réalité entraînant des surcoûts comme en atteste le batteur de Dissidance, contraint d’organiser de nombreux allers-retours superflus entre l’Afrique et la France pour les différents membres du collectif. Selon le Comité Visas Artistes, l’assouplissement des conditions d’accès du passeport talent permettrait de réellement désengorger les consulats. « En attribuant des visas à durée plus courte, il y a une augmentation des demandes de visa », analyse Pierre-Henri Frappat. « C’est un cercle vicieux qui amplifie tout seul ses propres difficultés. »

Pour les artistes, les conséquences sont dramatiques et ont un réel impact sur leur carrière, leur sécurité financière et même leur santé. « Les coûts ont quasiment doublé en l’espace de deux ans », souligne Pierre-Henri Frappat, mais à ces frais administratifs s’ajoutent d’éventuels coûts de dernière minute comme l’achat de nouveaux billets d’avion lorsque les visas sont délivrés trop tardivement. Le préjudice subi par l’artiste peut dépasser de simples considérations financières comme le fait remarquer le président de Zone Franche. « Les jeunes artistes qui font leur première date en Europe ont besoin de faire de la presse pour se faire connaître, de pouvoir faire des repérage des lieux pour s’assurer du succès de leur performance, de donner le meilleur d’eux-mêmes mais ils arrivent parfois dans des conditions de fatigue morale et de stress qui leur portent préjudice. » Autant de difficultés qui constituent, selon lui,« un vrai frein à leur émancipation et à leur évolution ».

Ces expériences peuvent également être vécues comme une humiliation, parfois à cause du refus de visa comme le souligne Blick Bassy : « pour quelqu’un qui est un modèle dans son pays, c’est une humiliation terrible, créant aussi de la rancœur chez ses compatriotes après qu’un artiste important de chez eux ait été traité de cette façon. Les artistes, poursuit-il, même ceux qui sont bien établis, continuent à avoir une boule au ventre lorsqu’ils vont demander le visa. »

*Cette boule au ventre, c’est sans doute aussi la raison pour laquelle les artistes qui ont témoigné ont préféré garder l’anonymat, et que nous avons choisi de les regrouper dans ce collectif fictif, « Dissidance ». Mais leurs expériences, elles, sont bien réelles et extraites d’interviews qui le sont tout autant. 

« C’est dommageable parce que ces artistes incarnent une vie culturelle et un modèle culturel français qui s’est construit sur cette capacité d’échange et d’hospitalité, de rencontres, d’accueil et de coopération avec des artistes étrangers », s’exaspère Pierre-Henri Frappart. « Ces liens ont permis de développer la filière des musiques du monde, une filière de référence mondiale dont la France est le principal pays producteur dans le monde. Une filière d’excellence donc d’un point de vue artistique, humain, économique mais cette filière est en train de perdre de la vitesse. » Blick Bassy, qui a souhaité alerter le président français sur ces problèmes au risque que « [sa] présence soit instrumentalisée », souligne la nécessité pour les artistes de se faire entendre directement sur ces questions : « il est important que le son de cloche soit porté directement par les artistes, parce que le langage et la manière dont on peut raconter cela sont complètement différents de ce que d’autres rapporteurs peuvent amener ». À propos de langage et de récit, nous n’aurons pas ceux du ministère de la Culture ou des Affaires Étrangères qui, malgré nos sollicitations répétées, n’ont pas souhaité nous répondre sur ces questions. La boule au ventre, eux aussi, sur ce sujet aussi épineux que politique ? Toujours est-il qu’après plusieurs semaines d’attente, nous avons décidé de publier l’article en l’état.

© Henry Thong
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