"Alefa Madagascar", Madagascar à l’heure de l’extraction musicale

Le groupe Mahaleo. © DR

Sur les écrans radars des musiques du monde, l'écho de Madagascar s’est fait entendre à partir des années 90 avec des artistes comme Jaojoby, D’Gary ou Régis Gizavo. Mais dans les décennies qui ont précédé, la production musicale de la Grande Île de l’océan indien était en pleine ébullition. La compilation Alefa Madagascar a le mérite de revenir enfin sur cette époque, tout en adoptant une démarche qui interroge.

Le gisement était intact, et ses réserves phénoménales : alors que les diggers parcourent la planète avec frénésie depuis une décennie pour ressusciter des œuvres musicales et leur donner une exposition internationale qu'elles n'ont que très rarement eue, aucun projet de ce type ne s'était encore focalisé sur Madagascar. Pourtant, sur cette île appréciée des pirates qui y établissaient leurs repères, les trésors ne manquent pas, y compris en termes de production discographique.

Alefa Madagascar fait donc figure de compilation pionnière, avec tout ce que cela implique dans un environnement resté vierge jusqu'alors. D'abord poser des bornes pour délimiter le territoire à explorer. La période ? 1974-1984, une décennie qui suit la révolution de 1972 destinée à mettre un terme à une décolonisation trop timide, y compris sur le plan culturel – Madagascar, terre des Surfs, s’était mis à bouger au rythme des yéyés dans les années 60. Le genre ? "Salegy, soukous et soul", à en croire le sous-titre qui figure sur la pochette. La réalité est tout autre et on ne manquera pas de trouver étrange la référence à la musique congolaise !

Richesse musicale locale

Le spectre balayé par les dix-huit titres sélectionnés est bien plus large qu’annoncé. Izahay illustre la folk aux couleurs du terroir de Mahaleo, septet culte dont les chansons ont animé les soirées guitare et feu de camp de plusieurs générations. Avec Jazz Séga, le pianiste Jeanot Rabeson (père du réputé batteur Tony Rabeson installé en France) laisse entrevoir un autre pan de la musique malgache, et ses liens avec l’île voisine de La Réunion.

Présenter toute cette diversité, à laquelle on ne s’attend pas forcément, est un moyen de révéler la richesse musicale locale. En théorie, et a priori, du moins. Dans les faits, on finit plutôt par s’y perdre, d’autant que la démarche est pour le moins desservie à deux niveaux. Le son, en premier lieu, s’avère d’une piètre qualité sur bon nombre de titres et peut doucher l’enthousiasme suscité par la compilation, alors que la technologie propose aujourd’hui des solutions hier inespérées en matière de réédition à partir de vinyles anciens.

Les notes qui accompagnent le travail, ensuite, sont réunies dans un livret conséquent, mais qui contient un nombre phénoménal d'erreurs forcément regrettables et surtout ne fait pas vivre ces chansons ni leurs auteurs. Par ailleurs, aucun nom sur la liste ne peut s’apparenter à une tête d’affiche réputée hors de l’océan Indien sur laquelle se focaliserait l’attention.

Il faut donc franchir l’obstacle, possiblement rédhibitoire pour certains, d’Andosy Mora de Jean Kely en ouverture du CD afin de découvrir quelques merveilles, et en particulier Moramora Zoky de Soymanga : un modèle exemplaire de ce rythme ternaire du Nord de l’île qu’est le salegy, avec tout son pouvoir dansant, brut. Du drum & bass (batterie et basse) avant l’heure, sauvage, qui évince très vite le chant et prend le pouvoir pour ne plus le lâcher !

Cette version est plus roots, avec moins de synthés que celle enregistrée un peu plus tard par Feon’ala, les deux formations étant associées à Charles Maurin Poty, musicien et personnage central de la musique à cette époque à Madagascar qui partage aussi ses souvenirs dans le livret.

Jaojoby et cie

Considérée comme la capitale du salegy, la ville portuaire de Diégo-Suarez occupe dans la production musicale de cette époque, un rôle dont on prend conscience en regardant de près cette compilation. Sans doute parce que ce fut de facto un lieu d’échanges entre les groupes de la région et les marins de passage, qu’il fallait distraire et qui furent longtemps les premiers vecteurs de la mondialisation culturelle avec leurs disques dans leurs bardas.

C’est notamment là-bas que se produisaient Los Matadores, présent ici, et qui fut le groupe avec lequel Eusèbe Jaojoby a débuté avant de faire connaître ce style à travers la planète. Dans les cabarets voisins jouait Roger Georges (Mama), bassiste devenu chanteur en s’émancipant des Jockers, formation dont fut également membre Papa James, batteur, et que l’on entend au micro sous son nom avec le titre Ngôma Hoe (décrit à tort comme du tsapiky du Sud !). "C’était une vedette nationale au début des années 80", explique Randy Donny, auteur de plusieurs ouvrages sur la musique malgache. "Il avait donné un concert spécial Johnny Hallyday au gymnase couvert de Mahamasina dans la capitale. Un concert fortement critiqué par certains fans du Taulier qui invoquaient des problèmes d'autorisation et de droits d'auteur."

Michael Siatothro était lui aussi originaire de la partie septentrionale de l’île. Il a vingt ans au moment où il enregistre Razagna Tsy Ho Meloko, sur lequel on remarque ce jeu d’appels-réponses entre la voix lead et les choristes, un schéma que Jaojoby utilise fréquemment. L’ovni musical de cette sélection éclectique est l’œuvre de Saka Gervais (dit The King), enfant de Diego Suarez également, auteur de Ody Ody : "Le chant rappelle le mgodro de Mayotte. Et on dirait qu’il est entré en studio avec un batteur du Sud et un bassiste français", estime le chanteur malgache Abdou Day, installé en Suède, en faisant référence à cette basse disco inattendue en arrière-plan, qui rebondit sur un rythme rappelant le tsapiky (et non prétendument du "rock" !) en train de naître à l’autre bout de l’île.

Malheureusement, au-delà de la curiosité pour tous ces morceaux, le son défaillant en quasi permanence transforme Alefa Madagascar en un cauchemar pour les oreilles. Toutefois, la porte a le mérite d’être désormais ouverte : gageons qu’à travers des projets similaires, d’autres manifesteront davantage de respect à l’égard de la musique malgache d’antan et de ses protagonistes. Et que les artistes de cette époque prendront conscience de la nécessité impérative de mettre un terme à l’entreprise de réécriture sinon de falsification de leur histoire, avant que les dégâts ne soient irrémédiables.

Compilation Alefa Madagascar (Strut Records) 2019